PHILIPPE DJIAN
INCIDENCES
S’il y avait une chose dont il était encore capable, à cinquante-trois ans, par un grand soir d’hiver que blanchissait la lune et après avoir bu trois bouteilles d’un vin chilien particulièrement fort, c’était d’emprunter la route qui longeait la corniche le pied au plancher.
Il conduisait une Fiat 500, au moteur fatigué, mais qui aurait sans doute eu la force de le jeter au fond de la vallée s’il n’avait gardé sur le volant une main ferme – et sur la route des yeux suffisamment ouverts.
L’air glacé s’engouffrait par le carreau baissé. Les pneus miaulaient méthodiquement dans les épingles à cheveux. Beaucoup d’imbéciles s’étaient tués sur cette route au fil des ans mais, pour sa part, il continuait de la braver.
Jamais il ne s’était résolu à passer la nuit en ville, quoi qu’il eût fait ou bu ou pris – jamais. Personne n’avait jamais pu l’empêcher de prendre sa voiture et de rentrer chez lui. Pas cette route. Pas cette maudite route, en tout cas.
Il avait une jeune femme pour passagère, apparemment ivre elle aussi. Il lui jeta un coup d’œil et s’émerveilla une fois encore qu’un vieux prof en veston et possédant une si petite voiture eût encore l’heur de séduire une étudiante – et de l’emporter dans son repaire afin d’en jouir au moins jusqu’au petit matin.
Il avait compris, bien des années plus tôt, qu’il était temps pour lui de profiter de certains avantages inhérents à la profession – à défaut d’obtenir de plus hautes récompenses qu’il ne fallait plus espérer. Un beau matin, par un étrange phénomène, l’une de ses élèves s’était mise à briller sous ses yeux – de l’intérieur, tel un lampion, d’une lueur magnifique –, une fille absolument infichue d’écrire deux lignes, au demeurant, pratiquement dénuée d’intérêt, d’ordinaire si fade, mais il s’était soudain senti aveuglé et frappé d’un souffle brûlant tandis qu’il raillait un peu férocement devant les autres un travail qu’elle avait rendu. Et cette fille s’était révélée la première d’une assez longue série et l’une des plus agréables partenaires sexuelles rencontrées au cours de son existence.
Multiplier les rapports avec de jeunes étudiantes, au bout du compte, n’avait ainsi rien d’une épreuve ni d’une maigre consolation. Des types se faisaient sauter au milieu des foules pour bien moins que ça.
Celle qui l’accompagnait ce soir-là, et dont le nom lui échappait, venait de s’inscrire à son atelier d’écriture et il n’avait pas cherché une seconde à lutter contre l’attirance qu’elle exerçait sur lui – qu’elle exerçait outrageusement sur lui. Pourquoi lutter ? Le week-end s’annonçait glacé, propice au feu de bois, à l’indolence. Des lèvres boudeuses. Des hanches profondes. Il fallait juste prier pour qu’elle soit en état le moment venu.
Elle ne semblait guère consciente. La ceinture l’empêchait de s’effondrer d’un côté ou de l’autre. Il allait devoir préparer du café en arrivant.
Les bas-côtés étaient blancs, les sous-bois d’un noir d’encre. Il roulait au milieu de la chaussée, mâchoires serrées, à cheval sur la ligne blanche qui se tordait sous ses yeux comme un serpent affamé dans la lune rousse.
Elle avait vingt-trois ans. À l’aube, il s’aperçut qu’elle était sans vie, froide.
Passé un instant de stupeur, il rejeta brusquement les draps, bondit hors du lit et s’en alla coller son oreille à la porte. La maison était silencieuse. Il écouta attentivement. Puis il se tourna de nouveau vers le lit et observa le corps de la fille. Au moins n’y avait-il pas de sang. C’était heureux. Sous la forte lumière qui pénétrait la chambre, elle paraissait absolument intacte, laiteuse et lisse.
Il s’habilla sans plus attendre. Il se souvenait qu’il avait pratiquement dû la porter de la voiture jusqu’au lit – aussi vaillante qu’un sac de pommes de terre et susceptible d’être malade d’un instant à l’autre. Quand soudain, parvenue à la chambre, elle s’était réveillée. Ravie d’être là, chez lui – enfin chez lui. Avait arraché ses vêtements, envoyé promener sa culotte à travers la pièce. Il n’avait aucune idée de ce qui s’était passé ensuite, mais une chose était sûre : ils l’avaient fait. Aucun doute.
Ces filles étaient toutes plus formidables les unes que les autres – et celle-ci, pour ainsi dire une beauté malgré des jambes un peu courtes, n’avait pas failli à la règle. Même dans ces conditions, terriblement morte et de plus en plus froide, elle demeurait très attirante. Il baissa la tête.
Des ennuis se profilaient à l’horizon. De gros ennuis. Et rien ne ramènerait cette pauvre fille à la vie, d’une manière ou d’une autre. On ne pouvait plus rien faire pour elle.
Le soleil se levait. La cime des arbres scintillait. Le sol était recouvert d’un épais tapis de neige. Se débarrasser du corps semblait être la chose la plus sensée à faire dans l’immédiat. Qui avait envie de quelconque démêlé avec la police dans ce pays ? Qui croyait encore qu’il suffisait d’être innocent pour être laissé en paix ? Il ouvrit la fenêtre.
Les bois avoisinants étaient muets et tranquilles. Des corneilles tournoyaient dans le ciel, des buses volaient au ralenti, chassaient. En contrebas le lac sortait de l’ombre et se transformait en miroir où glissaient déjà les premiers bateaux à aubes – empennés comme des flèches. Sa sœur apparut en robe de chambre dans le jardin, avec sa première cigarette de la journée. Elle leva la tête dans sa direction.
« Hello, Marianne, fit-il en agitant la main. Belle journée, dis-moi.
— Marc. Nom de Dieu. Tu as fait un tel boucan, hier soir.
— Du boucan ? Tu veux dire, à cause de mon silencieux ?
— Il y avait quelqu’un avec toi.
— Quelqu’un ? Avec moi ? Non, tu as rêvé. La télé, sans doute. »
Une plaque de neige glissa du toit et atterrit avec le bruit feutré d’une lourde meringue. Il haussa les épaules et s’éloigna de la fenêtre. Durant une seconde, et bien que l’on fût encore à une quinzaine de jours du printemps, il avait cru déceler un léger parfum dans l’air – comme si de premières fleurs s’étaient ouvertes au cours de la nuit –, mais peut-être s’était-il trompé. Il ne sentait plus rien à présent. La glace et la neige s’étaient refermées sur eux.
La fille était froide comme un jambon, déjà presque grise. Il prit une profonde inspiration et se mit à rassembler les affaires de la malheureuse.
Puis il entreprit de la rhabiller, hésitant un instant à conserver la culotte de coton blanc dont le fond dégageait un léger parfum d’urine, rajustant le soutien-gorge qu’elle n’avait pas quitté, lui renfilant ses bas. Il revoyait à présent quelques scènes de la soirée à laquelle ils avaient participé avant de prendre le chemin du chalet, aussi ivres et défaits l’un que l’autre, aussi peu conscients qu’ils étaient.
À présent, le soleil commençait à lécher l’autre rive, les forêts sortaient de l’obscurité en de longs incendies. L’étudiante était entièrement épilée. Quelle tristesse de la voir étendue ainsi, désormais roide, inutile, à jamais basculée dans l’autre monde. Après la séance qu’elle lui avait accordée.
Un début d’érection récompensa son travail et ses pensées. Mais son emploi du temps était trop serré et il referma les jambes de la jeune femme. Il venait d’entendre la machine à café, en bas. La voie serait libre dans une dizaine de minutes. Il en profita pour avaler une poignée d’aspirines avant que son crâne ne menace d’éclater.
Il vérifia qu’il n’oubliait rien, ses clés, son téléphone, ses cartes, son argent, son cartable, son chapeau, ses lunettes à verres progressifs, etc., puis il la jeta sur son épaule et descendit sur la pointe des pieds, chargé de son lugubre fardeau.
Une chance qu’il fût encore relativement en forme, à son âge, car elle devait bien peser une soixantaine de kilos et n’y mettait pas beaucoup du sien – surtout dans l’escalier où il ne s’agissait pas de louper une marche.
Traversant la cuisine, il attrapa une pomme en guise de petit déjeuner. Dehors, le soleil brillait, la neige craquait et se pulvérisait comme sucre sous les pas. Il faisait beau et froid. Il appuya la fille contre la portière et entreprit de libérer la Fiat de sa coquille de glace à l’aide d’un grattoir à manche offert par Total. Il essaya de penser à son cours, au portrait de John Gardner qu’il comptait leur faire – fut-il accusé de traître à la littérature française et d’ultra-américaniste forcené.
Qui étaient les véritables traîtres ? Qui cachait la vérité ? Les ennuis commencèrent lorsqu’il fallut faire monter la jeune femme à bord. Les jambes gênaient. Il y avait si peu de place. Il fallut forcer. Tordre les os. À chaque instant, Marianne pouvait apparaître et demander ce qu’il était en train de fabriquer. Et qu’aurait-il pu lui répondre ? À tout moment, des voisins pouvaient passer sur la route, des joggers pouvaient s’arrêter et l’interpeller.
À force d’insister, de multiplier ses efforts, de s’arc-bouter, quelque chose céda – dont il refusa d’analyser clairement la nature – et il parvint à faire entrer l’étudiante à l’intérieur de la Fiat. Il jeta un coup d’œil à sa montre et songea qu’il ne devait pas traîner. Il donna deux petits coups d’avertisseur avant de se mettre en route – une de ces vaseuses coutumes qu’ils avaient établies au fil du temps, Marianne et lui, et qui les désolaient également l’un et l’autre mais perduraient bien que sa sœur n’apparût plus à la fenêtre depuis longtemps et qu’il ne jetât plus le moindre coup d’œil dans le rétroviseur.
Depuis quelques jours, il se demandait s’il n’avait pas perdu un morceau du silencieux, voire le pot tout entier. Certes, la Fiat 500 n’avait jamais fait preuve de remarquables qualités en matière de discrétion – il avait renoncé à l’idée de pouvoir s’acheter un jour une Audi, de préférence l’A8, envers et contre tout –, mais on aurait dit à présent qu’un tracteur, qu’une moto à échappement libre ou un avion à réaction s’élançaient dans les parages. Il allait devoir faire quelque chose, remédier. En ville, ces derniers temps, on commençait à lever la tête sur son passage et le moment n’allait pas tarder où il se ferait épingler et peut-être serait mis en joue, et menotté, et conduit au poste avec une arme sur la tempe – quarante-huit heures plus tôt, un professeur du département d’anglais avait été plaqué au sol et rudoyé en pleine rue pour une histoire de points qui manquaient à son permis –, et de nos jours, même Human Rights Watch ne protestait plus pour si peu, plus personne ne prêtait attention à ça. Sinon, tôt ou tard, Marianne se chargerait de lui faire savoir qu’elle en avait par-dessus la tête. Il fallait y compter. Elle n’allait pas tolérer ses virées nocturnes encore très longtemps – à moins qu’il ne s’équipât d’un vélo dont il graisserait régulièrement la chaîne.
À mi-chemin, il se gara sur le bas-côté, derrière un bosquet couvert de neige. L’air était vif, chaque respiration produisait un jet de vapeur blanche qui tourbillonnait dans la lumière du soleil. Il prit le temps de rouler le bas de son pantalon. Ses joues étaient déjà rouges. On ne pouvait pas en dire autant de celles de sa passagère. Avant de s’occuper d’elle, il consulta ses messages. Vérifia qu’une partie du monde n’avait pas été rasée dans la nuit ou infestée par un virus, mais les journaux n’annonçaient rien de tel. Au menu beau temps, froid et sec. Sauvagerie ordinaire ici et là.
Il opina brièvement du chef et se prépara mentalement à la montée. Le sentier était raide, escarpé, à peine praticable, certains passages acrobatiques. Il allait arriver là-haut totalement en nage, à bout de souffle, couvert de sueur glacée, et il réapparaîtrait devant ses étudiants un peu plus froissé, débraillé qu’il ne l’eût souhaité – mais les événements en décidaient autrement et tout homme devait s’y plier.
L’étudiante avait viré au gris-bleu, non qu’il fit particulièrement froid. « Quelle misère, songea-t-il en se penchant sur elle et l’attrapant sous les aisselles, le cœur serré. Quelle tragédie c’était, quand on y pensait. Fauchée si jeune. Comme c’était absurde. Comme c’était révoltant. Et comme c’était un vilain tour qu’on lui jouait, à lui aussi. Comme c’était un sale tour qu’on lui jouait d’avoir fait claquer cette pauvre fille sous son toit, dans son lit. Pourquoi ne lui avait-on pas mis un poignard entre les mains, pour faire bonne mesure ? Comme c’était rude. Il grimaça, puis il la chargea sur ses épaules.
Marianne et lui avaient découvert cette grotte par hasard, autrefois, un jour qu’il avait failli soudainement y glisser. Il était resté suspendu au-dessus du vide, au-dessus d’un trou profond qui béait dans un escarpement moussu, à l’abri des regards, et il ne devait la vie qu’à sa sœur qui l’avait empoigné et hissé de toutes ses forces. Puis ils avaient repris leur souffle et étaient retournés en tremblant vers la brèche dont les mâchoires s’ouvraient au ras du sol et par lesquelles aurait facilement pu disparaître un cheval ou un bœuf.
Très vite, un filet de sueur glacée entama sa descente entre ses omoplates. Décidément, il fumait trop. Il allait devoir affronter ce problème avec sérieux, ça ne faisait plus aucun doute. Ses poumons brûlaient. Ses mollets brûlaient. Encore quelques années à ce régime et c’était sa langue qui pendrait, ses genoux qui racleraient le sol.
Quoi qu’il en soit, la première chose qu’il fit en arrivant, après avoir poussé le corps de la jeune femme par-dessus bord – et tendu inutilement l’oreille –, fut d’en allumer une. Ses Winston étaient ses meilleures alliées dans la vie. Avec cet air frais, au parfum de neige herbeuse, on atteignait presque la félicité, il pouvait en témoigner. Il examina l’extrémité rougeoyante avec un demi-sourire. À présent, le silence était si profond autour de lui qu’il entendait le léger grésillement du tabac se consumant. L’hiver, le silence de ces bois qui couvraient les monts environnants était à peine croyable, vibrant.
Il avait beau porter de bonnes chaussures de marche, des Galibier, ses chaussettes étaient trempées, de même que son bas de pantalon qui du beige clair était passé au marron foncé. Il s’était également pas mal sali durant son escalade –, par deux fois glissant sur une plaque de glace ou se frayant un passage difficile entre les blocs de pierre et les branches basses, encombré de son fardeau. Mais il n’avait plus le temps de rentrer chez lui pour se changer. C’était stupide de sa part. Il aurait pu penser qu’il ne serait pas en mesure de grimper là-haut avec cette fille sur l’épaule et d’en redescendre aussi blanc et frais qu’un jeune lys. Incidemment, il se revit en short, à peine adolescent, couvert de poussière, de terre séchée. Marianne et lui. Directement conduits à la baignoire. Passés au jet sans ménagement par cette horrible femme.
*
Barbara. Il avait retrouvé son prénom deux jours plus tard, lorsque les choses avaient commencé à bouger. Barbara. Ce prénom parfaitement stupide qu’il s’était empressé d’oublier car il ne rendait pas justice à cette fille qui, en peu de temps, avait montré d’assez bonnes dispositions en classe et n’écrivait pas trop mal. Il l’avait aussitôt repérée. Blonde à l’air sage, timide – ce genre-là, mais dont le cœur brûlait comme une poignée de braises. Il se leva et jeta un coup d’œil par la fenêtre de son bureau. Il gardait de Barbara un souvenir ému. Rares étaient les étudiants dont on pouvait tirer un travail, qui portaient en eux une promesse. Durant toutes ces années, il en avait vu passer un grand nombre, mais on pouvait compter sur les doigts d’une main ceux qui seraient en mesure de produire un travail consistant. Il fallait un minimum de grâce. On l’avait ou on ne l’avait pas. Lui-même ne l’avait pas. Il s’était trouvé à un cheveu de se hisser sur la terre ferme, à un rien de tâter de l’autre rive. Mais si l’on ne possédait pas un minimum de grâce au départ, il était inutile d’insister – le premier discours qu’il tenait régulièrement en début d’année mettait en garde contre un excès d’optimisme et de confiance en soi, à l’aune du nombre d’élus à l’arrivée. Même les strapontins étaient chers. Même les bons scénaristes étaient rares. En une quinzaine d’années, il n’avait croisé que deux ou trois élus, deux ou trois qui en étaient et avaient illuminé ses classes. Petites gouttes dans l’océan. Tant de rareté époustouflait – et rendait humble quand on avait pour métier d’enseigner l’écriture et que l’on tombait sur un joyau.
Il suivit des yeux l’officier de police qui venait de lui laisser sa carte et traversait le parking réservé aux professeurs titulaires et aux handicapés moteurs. La tentation avait été forte. Un court instant, la tentation l’avait effleuré de dire la vérité, de déclarer qu’ils avaient quitté la soirée ensemble et l’avaient terminée dans son lit. Mais il avait repris ses esprits à temps. La stricte vérité n’aurait avancé personne.
Les arbres commençaient à bourgeonner. Le policier exécuta un demi-tour ombrageux et sonore sur le parking et retraversa le campus à quatre-vingts à l’heure. Non qu’il se fût trouvé irrité par leur entrevue, au contraire, ils avaient sympathisé, mais sa radio venait de lui apprendre qu’une voiture-bélier avait enfoncé la devanture d’une bijouterie, à deux pas du centre. Des millions d’euros s’étaient envolés.
Quel métier captivant. L’approche du printemps rendait sans doute l’exercice encore plus agréable – on conduisait le coude à la portière, on pouvait s’arrêter pour boire un verre sans avoir de comptes à rendre à qui que ce fût, on pouvait prendre de jolies femmes en filature, déjeuner aux frais de la princesse, porter une arme, et cetera, avait expliqué le policier. Un métier d’aventure, de plein air.
Quoi qu’il en soit, personne ne les avait vus sortir ensemble, ce soir-là, cette fameuse Barbara et lui. Il s’agissait d’une précaution élémentaire qu’il avait toujours prise dès lors qu’il se lançait dans ce genre de relation. Coucher avec une étudiante était encore très mal perçu aujourd’hui et il n’était pas rare qu’on y jouât sa place après être passé en conseil de discipline – il rompait le plus souvent avant que les complications ne surviennent, avant qu’on ne les surprenne enlacés, avant que ne se relâche la prudence. Il avait ses habitudes ici. Il n’avait aucune envie de mettre son poste en danger pour ce qu’il considérait comme des distractions, comme des occupations périphériques.
Le ciel brillait. Il rangea ses affaires, coinça sous son bras un paquet de copies, puis se dirigea vers la sortie tandis que le soleil montait au zénith. Il avala un sandwich à la cafétéria car il y avait peu de chances que Marianne leur eût préparé un pot-au-feu. Sur le coup, la mort de Barbara lui avait nettement coupé l’appétit, mais ce matin il se sentait mieux, la maîtrise dont il avait fait preuve devant le policier, l’aplomb, l’impeccable prestation qu’il avait donnée méritaient une récompense – bien que l’épreuve ne se révélât pas trop difficile car il se trouvait sur son territoire, derrière son bureau de professeur, et le policier s’était senti en position inférieure. Par périodes, Marianne se nourrissait exclusivement de fromage blanc à 0 %, comme c’était le cas en ce moment, et pour une raison qu’il n’aurait pu expliquer – pas plus qu’elle, d’ailleurs, mais peu importait.
Muni de quelques pièces, il marcha vers la machine à café. Il alluma une cigarette. Il n’en était pas à sa première amende pour tabagisme dans un lieu public mais il n’y pouvait rien. On l’avait empoisonné. On lui avait administré la plus puissante des drogues, celle qui provoquait la plus profonde dépendance. Ces hommes que l’on condamnait, ces fabricants de cigarettes, ces agents du mal, ces authentiques salauds, étaient de purs génies, de fantastiques chimistes.
Il tournait le dos à la salle et regardait voler des mouettes au-dessus du lac tandis que la machine moulait son café, qu’apparaissait un gobelet suivi d’un manche d’esquimau en guise de petite cuillère, lorsqu’une main lui effleura l’épaule.
Il était très rare qu’il puisse en terminer une sans qu’une fille de vingt ans ne lui fasse remarquer en roulant des yeux horrifiés qu’elle ne tenait pas à développer un cancer de la gorge à cause de lui. Il soupira et se tourna, avec un demi-sourire. Sachant qu’il ne donnait pas le bon exemple – mais baignant dans la chère nicotine de la tête aux pieds. Il se trouva devant une femme assez belle, proche de la cinquantaine. Il était rare de rencontrer ce genre de phénomène sur le campus, mais c’était bien agréable – l’overdose de visages lisses finissait par se déclencher tôt ou tard.
« Je suis la mère de Barbara, déclara-t-elle.
— Oh, désolé. Enchanté », répondit-il en lui tendant promptement la main.
Nombreuses étaient les étudiantes qui ne résistaient pas au désir de mettre leur maman dans la confidence – les eût-il instamment priées de tenir leur langue. Garder un secret, pour la plupart, semblait bien au-dessus de leurs faibles forces. Les ennuis qu’il avait frôlés ne venaient pas d’ailleurs. Il fut aussitôt sur ses gardes – une mère lui avait un jour lancé le contenu de son verre au visage alors qu’il déjeunait tranquillement près de l’embarcadère.
Elle lui toucha le bras en disant « S’il vous plaît, asseyons-nous, puis-je vous parler ? ».
Il leva les yeux sur elle, un instant. Il n’y avait pas grand monde, mais elle l’entraîna vers la table la plus éloignée. Il faisait chaud derrière les baies malgré le vent froid qui soufflait dehors. « Je ne veux pas vous ennuyer, lui dit-elle.
— Pas du tout, fit-il. Vous ne m’ennuyez pas du tout. Qu’est-ce que vous prenez ? »
Il commanda des cafés. « Vous êtes son professeur. Elle m’a parlé de vous. »
Il essayait de lire dans le regard de cette femme. Que voulait-elle ? Que savait-elle ? Il essayait de percer son esprit sans y parvenir mais il remarqua au passage que son menton avait un bel ovale. Étonnant comme les femmes, aujourd’hui, parvenaient à se maintenir en forme – il n’y avait qu’à voir Sharon Stone.
« Parlez-moi d’elle. De ma fille. Barbara.
— Que je vous en parle ?
— Oui, parlez-moi d’elle, je vous en prie. »
Plus tard, tandis qu’il remontait chez lui en conduisant sagement – souriant aux radars et se laissant doubler par deux fringants motards de la police de la route auxquels il adressa un léger salut de la tête –, il repensait à la conversation qu’il avait eue avec la mère de Barbara. La pauvre se faisait un sang d’encre. Elle se demandait si un malheur n’était pas arrivé.
Il avait tâché de la rassurer. Mais sans trop insister, sans trop l’inonder d’espoir. Il fallait, malheureusement, toujours se préparer au pire, avait-il glissé en lui tenant le poignet – qu’elle avait très fin, très blanc. « Je suis content d’elle, s’était-il empressé d’ajouter. Je suis ravi de cette occasion de pouvoir vous le dire. Je suis très content d’elle. J’en attends beaucoup. »
Aurait-il pu dire autre chose ? Il s’arrêta à mi-parcours, se gara derrière le talus encore gelé et inspecta les alentours avant d’entreprendre le parcours qu’il avait emprunté deux jours plus tôt avec le corps de Barbara en travers de l’épaule. Il grimaça doucement à l’évocation de cette image. Mais quand la fatalité vous tient, se disait-il, résister sert-il à quelque chose, quand la fatalité vous tient ?
Il faisait un peu moins froid que l’autre fois. Le printemps donnait l’impression d’arriver au grand galop. On apercevait quelques perce-neige, ici ou là.
« Que je vous parle d’elle ? avait-il répliqué. Vous la connaissez certainement mieux que moi. Ah ah. Ah ah ah, j’en suis sûr », avait-il ricané. Beaucoup l’auraient pensé – qu’une mère connaissait mieux sa fille que le premier professeur venu. Les cafés luisaient et fumaient dans les tasses comme des objets volants.
« Eh bien non, fit-elle, justement. Justement. Je ne la connais pas.
— Ma foi, vous savez, qui peut se vanter de les connaître ?
— Écoutez… je ne connais Barbara que depuis quelques mois. »
Il hésita un instant. « Dans ce cas, c’est différent », fit-il sur le mode de la plaisanterie.
Il avait souhaité employer un ton humoristique pour répondre à la déconcertante déclaration de cette Myriam Machinchose qui s’était présentée à la hâte, mais il prit rapidement conscience que cette femme ne disait rien d’autre que ce qu’elle disait.
« Vous savez, ce sont des choses qui arrivent, s’était-elle défendue. Ne me regardez pas comme ça. »
Bien qu’il voyageât léger, cette fois, il atteignit le sommet de l’éminence à bout de souffle. C’était le prix de la tranquillité, l’assurance que l’endroit n’attirait pas les foules. Il décida de s’asseoir une minute et il fuma une cigarette qu’il trouva absolument délicieuse mélangée à l’air frais, sur fond de sapins couverts de glace. Il se sentait calme et détendu. La journée avait été bien remplie. Il pouvait se vanter d’avoir écarté les soupçons qui auraient pu se développer à son égard. Ses dernières craintes s’étaient envolées à présent. Personne ne les avait vus ensemble. Personne ne connaissait la nature de leurs relations, pas même la mère – Barbara semblait bien avoir tenu sa langue. Il pouvait respirer. S’abandonner au plaisir du fantastique tabac blond.
Son cœur battait. Il se tenait à quelques mètres de la sombre crevasse moussue – une faille à l’obscurité glacée, silencieuse. Mais ouf, quel soulagement. Il se félicitait de s’être toujours soumis à une stricte discipline, d’avoir toujours pris un certain nombre de précautions élémentaires avec les étudiantes. Il pouvait respirer à présent. Le système de défense avait fonctionné. Le principe de sécurité avait payé.
Il fallait se mettre à plat ventre si l’on voulait s’approcher du bord et jeter un coup d’œil en bas, dans ce puits de noirceur inconnue. Lorsqu’il repensait à la chute qu’il avait failli autrefois y faire, sa peau se hérissait. Un jour, sa sœur et lui avaient trouvé le cadavre d’un chevreuil stoppé à mi-course par un étroit promontoire sur lequel il s’était sans doute brisé l’échiné. L’été suivant, il n’en restait plus rien, pas même un os.
Le corps de Barbara avait connu le même sort. Bien qu’il demeurât dans l’ombre, en contrebas, on le distinguait parfaitement bien – arrêté dans sa chute par un étroit surplomb de roche humide en forme de bec-de-cane.
Il resta allongé un moment, la tête au-dessus du vide, s’interrogeant sur la conduite à tenir. Sans doute les chances que l’œil d’un chasseur, d’un promeneur ou de qui que ce fût tombât sur la dépouille mortelle de l’étudiante étaient-elles minces. Mais elles n’étaient pas nulles. Des corbeaux volaient en cercle dans le ciel bleu et il s’y intéressa un instant avant de reconsidérer le problème que posait l’éventuelle découverte du corps par n’importe quel égaré en goguette ou abominable ramasseur de champignons.
Il y avait un moyen de l’atteindre. Il y avait un moyen de descendre dans cette crevasse si l’on regardait bien où l’on mettait les pieds – autant qu’il s’en souvenait – et ainsi atteindre le corps de Barbara. Il suffisait d’être prudent, de vérifier ses points d’appui, de prendre son temps pour descendre. Idem pour remonter. Mais l’effort valait la peine.
Il fallait faire les choses proprement. Son instinct l’avait conduit à se débarrasser du corps et se débarrasser du corps signifiait le faire disparaître – le soustraire aux regards, en l’occurrence fussent-ils improbables. Or, ainsi qu’il venait de s’en rendre compte, et ainsi qu’il l’avait craint, le travail n’était fait qu’à moitié. Il replia ses lunettes et les rangea. Voilà ce qui arrivait, songea-t-il, lorsque l’on faisait les choses à toute allure. Sans doute était-il très en retard ce matin-là et s’était-il promptement débarrassé de la jeune fille et était-il reparti sans se retourner pour aller donner son cours sur John Gardner et la littérature morale, mais il ne devait pas se chercher d’excuses. Il n’avait pas fait preuve de beaucoup d’habileté, voilà tout, et l’on payait souvent le prix de ses maladresses, au bout du compte.
La paroi était raide et glissante. Mais par chance, il portait une bonne paire de chaussures et savait à peu près comment s’y prendre – il avait servi dans les chasseurs alpins. Quelques pierres s’éboulaient sous ses pas et valdinguaient dans le vide. Pour ne pas prendre de risques, il se plaquait au maximum contre la paroi et descendait avec prudence. La trouille venait avec l’âge, songeait-il en progressant vers le corps de Barbara, la trouille venait avec la conscience de la mort.
Lorsqu’il prit pied sur la corniche, il constata qu’il semblait s’être roulé dans la boue. Un vrai désastre. Il grimaça. Puis il se tourna vers le corps de l’étudiante dont le teint avait viré au gris violacé. Elle semblait en équilibre sur une sorte d’éperon.
Il pouvait juste l’atteindre du bout du pied, en tendant la jambe. Il la poussa. De la pointe du pied. Il s’agissait de la faire basculer afin qu’elle reprit sa course vers les ténèbres, mais la tâche n’était pas aussi simple qu’elle paraissait. Quelque chose bloquait. Quelque chose coinçait. Une sueur froide lui coula dans les reins cependant qu’il tâchait rageusement de précipiter le corps au cœur de la fosse, qu’il couinait et jurait par tous les diables en ahanant. Et tout cela brisait le silence de la forêt que rien ne troublait d’ordinaire, sinon le cri d’un oiseau dans le lointain ou le bruissement des feuilles – aimable plaisanterie comparée aux divers grognements et lamentations qui jaillissaient à présent du fond de cette grotte obscure, transformée en chambre d’échos.
Puis, au moment où l’impuissance allait l’anéantir, où il jetait ses dernières forces dans la bataille, où il était réduit à s’accrocher du bout des doigts à une racine, un grand bruit de déchirement se fit entendre et le corps de la fille bascula dans le vide.
« Hello ? lança une voix au-dessus de sa tête. Hello ? »
Il se figea, son cœur s’arrêta de battre.
« Hello ? fit de nouveau la voix. Il y a quelqu’un ? Est-ce que tout va bien ? »
Il se plaqua dans l’ombre de la paroi et se mordit les lèvres. Il fallait réfléchir vite. Choisir la bonne option.
« Dites, vous m’entendez ? Est-ce que ça va ? »
Il comprit aussitôt à quel genre il avait affaire. Se dissimuler plus longtemps ne servirait à rien. Le genre à faire traverser un aveugle de force, à se mêler de ce qui ne le regarde pas. La majorité des professeurs de gauche étaient de ce calibre-là. « R. A. S. Tout va bien », répondit-il en s’avançant dans la lumière.
« Vous êtes sûr que tout va bien ? »
*
Richard Olso était le directeur du département de littérature et c’était tout ce qui manquait. Que Richard fût aussi peu que ce soit impliqué dans cette histoire. La dernière chose que l’on pouvait souhaiter.
Avait-il vu quelque chose ? Avait-il remarqué quelque chose ?
« Marc ? Mais qu’est-ce que vous faites là, mon vieux ? Qu’est-ce que vous fichiez dans ce trou ? »
Ce type passait son temps à vous considérer d’un œil soupçonneux.
« Je suis comme vous, répondit-il en se hissant hors de la faille. J’ai réagi comme vous. J’ai cru entendre un cri, un appel, mais finalement, je me suis trompé, il n’y a rien. Je me suis coincé le pied en remontant. En tout cas tout va bien, je crois.
— Alors sans doute que c’était vous.
— Moi ?
— Sans doute que c’était vous que j’ai entendu. Je m’étais arrêté en voyant votre voiture et j’ai entendu le ramdam que vous faisiez.
— J’aime bien me promener par ici, répondit-il en se tournant vers les bois dont les cimes scintillaient dans le soleil orangé. C’était notre territoire, autrefois. Nous l’avons ratissé de long en large, Marianne et moi. Nos parents tenaient à vivre à la campagne, notre mère était végétarienne, entre autres. J’aime bien venir par ici dès les premiers jours du printemps. À certaines heures, la lumière devient admirable. »
La manière dont Richard avait obtenu la direction du département de littérature constituait un véritable scandale. Richard était plus jeune que lui, avait moins d’ancienneté dans ces murs et ne donnait qu’un misérable cours de littérature comparée, mais c’était Richard que l’on avait nommé et non lui, si écœurant que ce fût.
La seule chose qui rendait leur cohabitation acceptable, qui rétablissait la balance, équilibrait le fléau, était la sympathie qu’il s’attirait chez les étudiantes à la différence de Richard qu’elles ne pouvaient pas sacquer. « Surtout depuis qu’il s’est laissé pousser la barbe, ricanaient-elles. Ce petit menton pointu que ça lui fait. Hi hi. » Cette stupide barbichette, en effet. Rien de plus exact. Tout à fait d’accord avec elles.
« Lorsque j’étais plus jeune, déclara-t-il tandis qu’ils descendaient vers les voitures, je me sentais attiré par la spéléologie. Je crois que ça m’est resté. » À force d’avoir été enfermé à la cave, songea-t-il en évitant les plaques de glace qui parsemaient le chemin. Ou dans la buanderie avec le charbon et les pommes de terre tandis que les autres familles se chauffaient à l’électricité ou au gaz depuis longtemps. Il frissonna.
Marianne avait allumé de nombreux encens au rez-de-chaussée, ce qui était son droit puisqu’il s’agissait de son territoire, mais au fil du temps, de loin en loin, les parfums musqués avaient cédé la place à une forte odeur d’église. Elle se moquait des remarques assez tièdes qu’il avait émises à ce propos et semblait prendre un malin plaisir à empester la maison jusqu’à l’étage, où il vivait. L’atmosphère était passablement enfumée. Quand il entra, il n’avait pas encore pendu son anorak dans le hall – son anorak couvert de terre – qu’il toussa.
Elle se tenait dans le salon. L’après-midi touchait à sa fin, la lumière dorait et jouait dans les volutes. Elle portait une de ses chemises. Une de ses chemises à lui, une chemise à rayures qu’il avait cherchée en vain.
« Ça ne t’irrite pas la gorge ? » demanda-t-il.
Elle haussa vaguement les épaules, plongée dans l’examen de documents qu’elle paraphait à la vitesse d’une mitraillette.
« Je suis tombé sur Richard, déclara-t-il. Je ne sais pas ce que ce con fabriquait dans les bois, mais je suis tombé sur lui. C’est à croire qu’il me suit, qu’il me surveille.
— Vraiment ? Pourquoi ferait-il ça ?
— Hein ? Est-ce que je sais ? Peut-être a-t-il en tête de me faire virer ? Peut-être cherche-t-il à me prendre en faute ? Je ne sais pas si je vais supporter ça encore longtemps. Nous savons bien qu’ils veulent réduire les effectifs, supprimer des gens, ce n’est pas un mystère, n’est-ce pas. Pourquoi iraient-ils contre le vent, sur ce putain de campus ? Pardon. Excuse-moi d’être grossier. Mais tu sais très bien de quoi je parle. Ce président que nous avons depuis l’année dernière, cette petite lopette de Martinelli qui dit amen à tout ce qui vient de Richard. Je sais, excuse-moi d’être grossier. Mais c’est la vérité. Richard pourrait facilement avoir ma tête. Il ne le fait pas parce que tu es là. C’est tout. Je ne me fais pas la moindre illusion. »
Il grimaça en raison de l’âcreté de l’air. « Je sais que tu as entendu. Ne fais pas celle qui n’a pas entendu.
— Que veux-tu que j’y fasse ? répondit-elle sans lever les yeux. Je ne suis pas responsable de ce genre de choses. »
Il poussa un petit ricanement. « Je t’en prie. Ne te fatigue pas », fit-il.
Elle soupira. « Sincèrement, est-ce que tu te moques de moi ? répliqua-t-elle en posant son stylo. Si nous parlions de tes manèges. Crois-tu que je sois sourde et aveugle ? »
Il la considéra durant quelques secondes – de longs et lourds cheveux noirs, un regard brillant, déterminé, une lèvre pâle, il ne fallait pas compter avoir le dessus. Quelques heures plus tôt, il avait tenu le poignet – fin, blanc – de la mère de Barbara et incongrûment la scène se déroula de nouveau dans son esprit et lui fit perdre le fil – en s’imposant de façon surprenante, comme le faux pas qui précipite vers l’abîme.
Entre-temps, Marianne était retournée à ses écritures sous le nuage parfumé à la myrrhe qui s’échappait d’une poignée de baguettes plantées dans le sable et roulait au plafond. « Je sais ce que je fais, déclara-t-elle. J’ai mes raisons. »
Autrefois, il sortait avec elle pour lui montrer qu’aucun mauvais esprit ne planait au-dessus de la maison, mais il ne prenait plus cette peine aujourd’hui. Marianne était grande, à présent.
Il n’était pas le seul à s’en être aperçu. Richard avait intégré l’université deux ans plus tôt et s’était aussitôt mis une seule et unique idée en tête : devenir l’amant de Marianne, la posséder, et depuis lors il ne cessait de tourner autour d’elle. À sa manière lamentable.
Laquelle Marianne résistait, semblait-il, autant qu’il pouvait s’en rendre compte. Jusqu’à preuve du contraire. Nul besoin d’être très grand clerc pour découvrir que ce type ne valait rien, mais les femmes avaient parfois des réactions incompréhensibles, incohérentes – dont il convenait de se méfier.
Il décida de changer de conversation car le sujet avait le don de mettre le feu aux poudres et il raconta son entrevue avec le policier dans son bureau, qui poursuivait son enquête au sujet de cette étudiante mystérieusement disparue.
« Je crois que la police piétine, tu sais. C’est mon impression, en tout cas. Cette Barbara semble bien s’être, hum…, volatilisée. »
Elle leva les yeux sur lui. Il demeura impavide. S’il s’était senti nerveux au cours des quarante-huit heures qui avaient suivi le décès de la fille, il en allait différemment à présent, il avait retrouvé son calme, contrôlait le moindre muscle de son visage et se confectionnait un masque à toute épreuve sans faire le moindre effort, dès que la situation le commandait. « Nous aurions pu nous passer de cette publicité, reprit-il, tu ne crois pas ? Pour notre image. Je me demande s’il n’aurait pas mieux valu qu’un ouragan traverse le campus. »
Elle rangea ses affaires. Elle avait une réunion avec Martinelli et tâcherait d’en savoir davantage sur cette rumeur de suppression de postes – s’il voulait bien ne pas rester dans ses jambes et la laisser se préparer. Il la suivit cependant jusqu’à l’entrée de sa chambre – mais s’immobilisa sur le seuil. « Je te conseille, poursuivit-il, d’avoir une conversation avec notre délégué syndical. Je pense qu’il te dira si c’est une hallucination. Écoute-le bien. Ça risque d’être édifiant. » Elle laissa glisser son pantalon sur le sol et enfila une jupe. « Ne comptons pas sur leurs scrupules », fit-il avec l’esprit ailleurs.
*
Elle avait épousé le père de Barbara six mois plus tôt, vers la mi-septembre. Ils avaient passé Noël ensemble puis il était parti pour l’Afghanistan d’où il donnait quelques rares nouvelles. Ce n’était pas très facile avec Barbara, déclara-t-elle, mais l’une et l’autre faisaient des efforts, l’horizon n’était pas sombre, chaque jour apportait sa petite pierre et la joignait à l’édifice.
« Écoutez, Myriam, je vois très bien de quoi vous voulez parler, fit-il avec conviction. J’imagine très bien ce que vous pouvez ressentir. Votre immense frustration. » Cette fois, la cafétéria était noire de monde et vrombissait comme une ruche. « Quoi qu’il en soit, laissez-moi vous dire quelque chose, poursuivit-il, laissez-moi vous dire qu’elle aurait sans doute fait un excellent écrivain, j’en suis persuadé, je vous le dis sincèrement, je me devais de vous le dire. Nous allons passer à côté de quelque chose. »
Il n’avait pas l’habitude de tenir ce genre de déclarations à propos d’un étudiant – les occasions étaient si rares que l’on finissait par oublier qu’elles existaient – mais la pauvre femme semblait avide de réconfort et Barbara avait bel et bien révélé ses capacités d’écrivain. D’assez bon écrivain. « Je ne dis pas ça pour vous faire plaisir, ajouta-t-il en lui touchant de nouveau le poignet. Il faut absolument que je vous imprime ça. Vous allez voir comme c’était bien fichu. Vous allez voir le potentiel qu’elle avait. Comment c’était ficelé. »
Myriam habitait en ville, vers le lac. Il passa devant chez elle le lendemain matin et glissa la vingtaine de feuillets dans sa boîte – le dernier travail que Barbara lui avait rendu, d’un remarquable niveau pour une jeune femme. Les arbres bourgeonnaient au-dessus des trottoirs, les hortensias, quelques particules de pollen commençaient à tournoyer dans l’air. Cette fille serait devenue grande autour de 2020, il en faisait le pari, il ne lui aurait pas fallu dix ans pour parvenir à maturité, peut-être cinq ou six – devenir un bon écrivain avant trente ans, voilà bien de la pure fiction à de rares exceptions près, trente ans c’est le minimum du minimum expliquait-il d’emblée à ses étudiants, est-ce que vous croyez qu’on apprend à jouer avec des mots en un jour, ou en cent, que la grâce va vous tomber instantanément du ciel, écoutez-moi, je vais être franc avec vous, comptez vingt ans, comptez vingt ans avant de commencer à entendre votre propre voix, de quelque manière que vous vous y preniez, et donc, bref, s’il y en a quelques-uns parmi vous qui nourrissaient de vagues illusions à cet égard, je suis heureux de pouvoir les rassurer, je leur dis mes amis n’espérez rien de sérieux, n’attendez rien de puissant, rien de renversant, enfin rien qui vaille vraiment la peine avant vingt ans, sachez-le. Je parle de deux décennies. Écoutez, ceux qui n’ont pas le goût du sacrifice peuvent abandonner tout de suite. Bon, j’ai écrit mon nom en haut du tableau. Inutile de le chercher dans Wikipedia. Je ne suis pas Michel Houellebecq. Désolé.
Il trouva une note de Richard sur son bureau. Elle avait trait à une évaluation de printemps, totalement informelle, totalement illusoire, mais Richard en imposait régulièrement de semblables, comme une petite vengeance, comme une petite punition qu’il infligeait au frère, détestable, de celle qui se refusait à lui. C’était lamentable.
Il fuma une cigarette en prenant quelques notes pour la corvée qui allait suivre – en matière de littérature contemporaine, Richard Olso avait un goût infect. Incroyable mais vrai. Authentique. L’homme qu’on avait placé à la tête du département de littérature.
Comment avait-on pu nommer un imbécile pareil à sa place ? Comment ne pas se poser la question ? « Est-ce que je peux fumer ? » demanda-t-il tandis que Richard secouait la tête et lui indiquait une chaise. Malgré l’interdiction, il en alluma une. Richard aurait pu le faire expulser de son bureau par des vigiles, mais il ne le faisait pas – et cela semblait nuire à la santé de son estomac de se retenir, du moins si l’on en jugeait par le nombre de plaquettes d’Inipomp® cabossées qui parsemaient son chemin, du 40 mg.
Cette fois, cependant, il apparut bien vite que l’objet de la convocation visait un autre but que celui d’exercer ce fameux pouvoir. « Qui donc est cette femme ? demanda Richard. Cette rousse de la cafétéria.
— Cette rousse ? Vous la voyez rousse ? La belle-mère de Barbara. Barbara, l’étudiante disparue.
— Je sais qui est Barbara. Je crois savoir tout ce qui se passe ici, mon vieux. Bref. Qu’est-ce qu’elle veut ? Qu’est-ce qu’elle veut, dites-moi…
— Son mari est en mission en Afghanistan. Nous avons envoyé des soldats là-bas. Les talibans ont carrément repris le pays.
— Écoutez, très bien. Écoutez-moi. J’aimerais vous inviter à garder vos distances avec elle. Méfions-nous. Vous n’avez pas idée de la somme de soucis qu’une mère ou même une belle-mère peut nous causer. Elle n’a qu’à piquer une crise, provoquer un scandale, et notre cote pourrait dégringoler en flèche. Vous savez ce que ça signifie en termes d’inscriptions. Le contexte ne s’y prête guère, je crois. Nous devons tous nous battre afin de préserver notre outil de travail.
— Oui, je le sais très bien. Mais entendons-nous, Richard. Quelle réputation vous me faites. Non, là vous charriez.
— Écoutez, vous êtes un charmeur, Marc. Vous n’êtes qu’un fichu charmeur, voilà tout. Ne dites pas le contraire. »
Ils se regardèrent. Il écrasa sa cigarette après avoir haussé les épaules. On ne pouvait pas tout avoir, dans la vie. Certes, les émoluments que percevait un directeur de département étaient plus confortables et le pouvoir que la fonction procurait, surtout en ces temps incertains, était sans doute bien agréable, mais plaire aux femmes, tourner la tête de la veuve, de l’étudiante, ou de la ménagère, détenir ce don, être du goût de ces putains de femmes avant même d’ouvrir la bouche, sans fournir le moindre effort, se disait-il, voilà qui donnait à réfléchir.
Il n’aurait pas changé sa place contre celle de Richard. Il n’était pas utile d’y réfléchir durant des heures. Depuis une dizaine d’années, sa vie avait changé. Sa vie avait exécuté un virage à cent quatre-vingts degrés depuis le jour où il s’était aperçu combien cette chose que l’on croyait compliquée se révélait facile. Les choses lui étaient apparues différemment. Et quel soulagement cela avait été. Quelle seconde naissance, à proprement parler.
De là à penser qu’il n’était pas contre l’extension de son terrain de chasse aux mères de famille, aux parents d’élèves et assimilés, il y avait ce pas que Richard franchissait allègrement. Mais son avis importait peu. Il n’aurait certainement pas changé sa place contre celle de Richard Olso, que la frustration avait aigri.
« Vous les attirez comme des mouches, pas vrai ? ricana Richard. Ne me dites pas le contraire. Vous les séduisez à tour de bras, n’est-ce pas ? »
Il faisait un temps de printemps ensoleillé, vif et froid, et le paysage que l’on découvrait derrière la baie, ces immenses sapins, ces reflets sur le lac, ces neiges tardives sur les hauteurs, invitait davantage à la contemplation qu’au désir de se prendre la tête avec le directeur du département, les fins voiliers filant sur les flots argentés, les mouettes, les hors-bords.
« Richard…, fit-il avec un sourire forcé. Richard, un de ces jours, je vous collerai un procès en diffamation, vous savez. Ça sera réglé.
— Quoi ? gloussa l’autre en feignant l’hébétude. Est-ce que j’invente quelque chose ? Quoi ? Osez dire que ce n’est pas vrai. »
Il était temps de fumer une nouvelle cigarette. Parfois, pour une Winston, il se serait roulé par terre.
« S’il vous plaît, tempéra Richard. Je vais vous relâcher dans une minute. S’il vous plaît. »
Il céda, rempocha son paquet. Il pouvait encore tenir quelques minutes. Retrouver du travail n’était jamais facile et il savait qu’il y avait certaines limites à ne pas franchir avec Richard s’il ne voulait pas aller grossir le flot des naufragés. Si révoltant que ce fût.
« En tout cas, mon vieux, n’allez pas nous attirer des ennuis. Les mauvaises langues sont à l’affût. Il arrivera un moment où je ne pourrai plus vous soutenir. Marianne le sait. Par exemple, soyez pris à faire le joli cœur avec la mère d’une élève – disparue, a fortiori –, et je ne pourrai rien pour vous, ce qui s’appelle rien. Et vous vous ferez pincer un jour ou l’autre, c’est une certitude. Je sais. Nous observons une certaine discipline, ici. Je l’admets volontiers. Mais nous ne sommes pas là pour changer des règles qui ont fait leurs preuves jusqu’à présent. Dites-vous bien ça. Et nous attendons de tous les professeurs qu’ils donnent l’exemple, mon vieux, vous le savez bien.
— Est-ce que l’on me reproche quelque chose ?
Est-ce qu’inviter une femme à boire un café mérite le conseil de discipline ?
— Marc, d’accord, vous n’êtes pas un mauvais bougre, mais je vous connais mieux que vous ne le pensez. Je m’efforce de vous mettre en garde. Je ne veux pas que Marianne puisse me reprocher de ne pas vous avoir averti. Vous êtes votre propre ennemi, mon vieux, oh oui, je vous assure que vous l’êtes. »
Puis Marianne se gara et elle traversa le parking, une pile de dossiers sous chaque bras, d’un pas rapide. Richard et lui la suivirent des yeux. Elle se dirigea tout droit vers les bâtiments administratifs.
Il en profita pour prendre rapidement congé de Richard qui hochait doucement la tête en direction de Marianne. Les professeurs pouvaient s’accoupler aux professeurs, ça ne posait aucun problème, l’exercice était même amplement pratiqué dans les environs, voire encouragé, mais en revanche les professeurs ne pouvaient pas s’accoupler avec les étudiants ni avec les parents d’élèves. C’était la loi. Personne ne voulait d’ennuis. Personne ne songeait à mélanger les genres. Aucun membre sensé de la communauté.
Au milieu de l’après-midi, il avala une soupe à la cafétéria et, lorsqu’il releva les yeux, elle était là, installée en face de lui. Il en resta bouche bée un instant, tandis qu’elle esquissait un sourire. « Bien sûr que non, vous ne me dérangez pas, dit-il, mais non pas du tout. Est-ce que je peux faire quelque chose ? Vous prenez quoi ? Je vous conseille la soupe de potiron, elle est délicieuse. » Il la regarda se diriger d’un pas léger vers la pâle nourriture munie d’un plateau en fer-blanc. En général, il fallait se lever de bonne heure pour avoir une soupe digne de ce nom dans cette cafétéria – malgré toutes les réclamations qu’il avait adressées à l’administration, en pure perte, bien entendu –, en dehors de quelques éclairs, de quelques pures étincelles, comme la soupe en question.
Myriam s’en servit un grand bol. Il faisait froid dehors, la soupe était parfaitement indiquée. Elle avait attendu longtemps, avant de se marier, très longtemps, et lorsqu’elle s’était décidée, à l’approche de la cinquantaine, lorsqu’elle s’était enfin décidée à franchir le pas, il avait fallu que son mari soit envoyé à l’autre bout du monde. À peine trois mois plus tard. Et c’était tout. Il devait courir entre les balles au moment où elle lui parlait. Elle se demandait si elle devait considérer la chose comme une punition.
« Vous comprenez, n’est-ce pas ? fit-elle en fixant son potage.
— J’en ferais autant, croyez-moi. Je harcèlerais les gens, soyez-en sûre, je vous le promets. Attendez, c’est complètement naturel. » Il se pencha et lui toucha le poignet. Elle leva les yeux. « Vous avez lu ce qu’elle a écrit ? reprit-il. C’est la maîtrise qui est surprenante. Le bon dosage de la lenteur et de la rapidité. Du net et du flou. C’est très bluffant, vous savez. Je m’apprêtais à lui mettre un B+. Le courant est vite passé entre nous. Je disais parfois aux autres : “Prenez exemple sur elle, faites donc un peu preuve d’oreille quand vous écrivez. N’importe quel crétin est capable de raconter une histoire. La seule affaire est une affaire de rythme, de couleur, de sonorité. Prenez exemple sur votre camarade. Ne vous trompez pas de cible. Soyez de bons peintres et de bons musiciens avant tout.” Malheureusement, ce genre de discours a pour effet de les endormir. »
Il la regarda porter la première cuillerée à sa bouche. Elle hésita.
« Vous vous dites : “Cette femme n’a-t-elle donc rien d’autre à faire de ses journées ?”Vous vous dites : “Que gagne-t-elle à faire ça ?” Je suis incapable de vous répondre. »
Il fut tenté de lui toucher à nouveau le poignet afin de vérifier qu’elle produisait bien cette sorte de doux courant électrique, tout à fait étonnant, qui se communiquait jusqu’à son épaule dès qu’il posait un doigt sur elle.
« Je crois que je me sens un peu seule, finit-elle par soupirer. Vous devez me trouver insupportable.
— Mais aussi, quelle idée d’épouser un sergent, dites-moi. Un sergent. Le monde est à feu et à sang, non ? Personnellement, je ne m’engagerais pas dans la carrière militaire en ce moment. Pas question. Même si j’avais vingt ans. Surtout si j’avais vingt ans. En revanche, c’est du travail assuré, j’entends bien. Je sais que ça n’est pas rien. Nous le savons tous. Il n’y a qu’à voir dans quel état est l’industrie automobile. Dans quel état sont nos retraites.
— J’en arrive à me parler toute seule. Sinon, je laisse la radio allumée. Savez-vous que le visage de mon mari est en train de s’effacer de mes souvenirs ? Pouvez-vous imaginer une telle chose ? Pouvez-vous croire ça une minute ? Je pense que Barbara empêchait ça. Qu’il ne s’évapore totalement de mon esprit. Que le processus ne parvienne à son terme. Elle constituait le lien. »
*
On ne pouvait pas épouser un militaire et ensuite se plaindre que le bonhomme ne rentrait pas à heures fixes. Ainsi s’exprimait Marianne tandis que le soleil se couchait et frémissait sur le lac. Ils débarrassaient. Ils avaient dîné tôt car Marianne voulait se remettre au travail. Ils firent la vaisselle. Elle lavait et il rinçait. Ensuite ils passèrent au salon pour terminer la bouteille de chardonnay. Elle repiqua quelques encens.
« Tout le monde vous a vus, à la cafétéria.
— Bien sûr. Nous n’étions pas en train de nous cacher. »
Avant de s’asseoir, elle retapa quelques coussins du canapé. Assez fermement. Puis elle tendit la main. Il lui apporta son verre. Il avait allumé un feu dans la cheminée cependant qu’il l’avait entretenue de sa rencontre avec Myriam et les flammes crépitaient à présent.
« Où veux-tu encore en venir ? soupira-t-il en prenant place à côté d’elle. Je ne peux plus adresser la parole à une femme sans que tu t’imagines Dieu sait quoi. Tu ne crois pas que tu dépasses les bornes ? »
Pour toute réponse, elle lui tendit ses pieds. Elle déclara qu’elle était debout depuis l’aube, que ses chevilles avaient gonflé – elles supportaient mal le chauffage par le sol. Il les massa. Lorsqu’il sentit qu’elle se décontractait, il lui fit remarquer que le sort de cette femme n’était guère enviable. « Je ne suis pas étonné qu’elle recherche la conversation. Ça ne me surprend pas une seconde. Elle est évidemment perdue, elle ne veut rien, elle veut simplement parler de Barbara, rien de plus. J’imagine que ça lui fait du bien. Simplement d’en parler. Rien d’autre. J’aurais dû l’envoyer promener ? Lui tourner le dos ? Qui donc aurait eu le cœur de faire ça ? Mets-toi à ma place une minute. »
Il était rare qu’elle bronchât quand il s’occupait de ses chevilles. Elle fermait les yeux et son visage prenait une expression bien plus douce, qui la rendait presque méconnaissable – tant elle paraissait sombre et tendue, la plupart du temps. Pour l’heure, elle flottait. Sa satisfaction était grande. Si bien qu’elle ne lui chercha pas davantage querelle pour le moment et s’abandonna à ses manipulations – il avait un réel don pour ça. Dehors, le vent soufflait dans l’obscurité argentée, les étoiles scintillaient sur le lac.
Il sortit chercher une bûche. Frissonna. Emplit ses poumons d’air glacé. Longuement. Au loin, en contrebas, à l’ouest de la ville, on apercevait les lumières du campus, puis celles de l’aéroport, côté Suisse, puis la noirceur absolue des champs de betteraves et enfin la découpe des montagnes sur fond de nuit, leurs nez blancs, encore frigorifiés. Il alluma une cigarette. Le mélange d’air pur à la nicotine, pratiqué à la nuit tombée, était de loin ce que l’on pouvait espérer de mieux en matière de subtile intensité – quelle somptueuse machine habitions-nous quelquefois, se disait-il alors.
Heureusement, Marianne fumait aussi. L’odeur de tabac froid ne les dérangeait ni l’un ni l’autre lorsqu’ils se réveillaient dans cette maison dont la moindre parcelle était imprégnée de particules nicotiniques – surtout l’hiver, car ils ne se disputaient pas pour ouvrir les fenêtres, aérer, et surtout ces deux derniers hivers, pour des raisons d’économie. Bientôt, se chauffer allait devenir un luxe. Le seul petit souci provenait du fait qu’elle fumait des brunes. Chaque nuage qu’elle recrachait avait la forme et la densité d’un gros oreiller lisse qui mettait des heures à se dissoudre dans l’air, mais il refusait de se montrer mauvais joueur, ou procédurier, ou mesquin dans cette affaire. Ils étaient deux à empester la maison. À parts égales.
Il chargea la bûche sur son épaule en prenant garde au tour de reins qui menaçait naturellement les hommes au-delà de cinquante ans et pouvait transformer le plus vaillant d’entre eux en respectable momie. Le lendemain du jour où il avait porté Barbara vers sa dernière demeure, il avait eu quelques alertes, quelques flèches lui avaient transpercé les reins – au premier pied qu’il avait posé hors de son lit, une seconde fois durant le trajet en voiture, puis tandis qu’il écrivait au tableau, ou encore dans la soirée en voulant examiner la machine à laver qui refusait de fonctionner. Il avait poussé un petit cri en sortant la tête du hublot.
Il entra, secoua ses pieds. Marianne avait mis ses lunettes et s’était plongée dans ses travaux d’écriture, la cigarette aux lèvres. Il arrangea le feu sous la bûche. Il se tourna et présenta ses reins à la chaleur des flammes. Le torchon mouillé et enfourné trois minutes dans le micro-ondes constituait sans doute un meilleur remède, mais il n’en avait pas encore besoin, le mal rôdait mais ne l’avait pas encore touché – Voltarène®, Di-Antalvic® et Tétrazépam® étaient ses trois religions en cas de crise. Chardonnay aussi.
Elle leva les yeux sur lui à l’instant où, se jugeant à point, il amorçait un pas vers l’escalier qui menait à son étage. C’était souvent lorsqu’il tournait les talons qu’elle le rattrapait. Elle n’avait pas toujours été comme ça, mais vieillir n’arrangeait personne.
Elle prit un air étonné. « Tu ne viens pas m’embrasser ? » fit-elle.
Il s’avança et se pencha. Elle n’avait rien trouvé de mieux pour s’assurer qu’il n’était pas marqué d’une odeur particulière, d’un parfum qui l’aurait aussitôt trahi, mais il feignit de ne pas s’apercevoir qu’elle le reniflait furtivement.
N’avait-elle jamais rien nourri d’autre que de simples doutes, à son égard ? L’avait-elle jamais attrapé la main dans le sac ? Il avait appris à être discret. Il faisait aussi très attention à ne pas s’enivrer de ses réussites successives et restait extrêmement vigilant. Sa dernière aventure le prouvait. Rien ne permettait de remonter jusqu’à lui car il s’était montré d’une extrême prudence jusqu’au bout, et le résultat était là. Rien ne permettait de remonter jusqu’à lui. Au fond, rien n’était plus simple que d’adopter une bonne discipline, que de suivre quelques règles essentielles. Personne ne souhaitait avoir des ennuis, être victime d’une erreur. Il avait fait la seule chose qu’il y avait à faire et refusait de se sentir coupable de quoi que ce fût en la circonstance. Il n’y avait rien qu’il regrettât. Rien ne résistait à une scrupuleuse analyse de la situation. Il avait adopté le bon réflexe. Rien n’avait jamais fait revenir un mort. Une morte, en l’occurrence.
Par instants, le vent grognait comme un chien couvert de puces dans la cheminée et les baies tremblaient légèrement. Il l’embrassa sur la tempe. Elle resta figée durant trois secondes, le stylo en l’air.
Il en profita pour regagner sa chambre. Il était presque minuit. La lumière de la pièce dévoilait les sapins les plus proches, ployant sous les rafales, les câbles électriques vibrant comme des fouets, les rosiers malmenés, les spasmes de la haie, la raideur de la manche à air en forme de poisson-chat qu’il avait installée à la suite d’une commande sur internet qu’on lui avait adressée par erreur et qu’il avait nié avoir reçue – ayant déballé l’objet, l’ayant examiné et, ravi, l’ayant immédiatement fait sien.
Il alluma une dernière cigarette, pensant à celle qu’il allumerait le lendemain matin et qui lui faisait déjà envie. Un homme pouvait bien avoir quelques vices, estimait-il, et sans avoir à en rougir. Les épreuves que l’on traversait au cours d’une vie valaient bien ça.
Il demeura quelques minutes debout, immobile, regardant le vent souffler tandis que le dernier tiers de The Purple Bottle résonnait dans ses écouteurs.
Puis son téléphone sonna. Il s’agissait d’elle. De Myriam. Un peu tard pour parler de Barbara, songea-t-il, mais il essayait de se mettre à sa place. Il n’avait pas cours le lendemain et donc aucune raison de se lever tôt. Il laissa sonner. Bloqua sa respiration. Regarda sa montre. Au bout d’une minute et vingt secondes, juste avant que ses poumons n’explosent, il décrocha.
Il y avait une chose tout à fait étonnante, déconcertante. Quelques heures plus tôt, Richard l’avait qualifié de charmeur et il fallait se rendre à l’évidence. Son succès auprès des femmes allait grandissant. Quelle différence entre l’époque où coucher avec une étudiante pouvait prendre une année scolaire entière tant il était maladroit, effacé, transparent, et aujourd’hui où une femme l’appelait au milieu de la nuit après seulement trois rendez-vous informels et murmurait au bout du fil.
À maintes reprises, il avait cherché dans le miroir ce qui avait changé en lui, mais ce qu’il voyait n’était pas très encourageant. Des cheveux manquaient, du poil grisâtre commençait à pousser à son menton, des rides se creusaient, ses yeux pleuraient dans le froid, il en passait, si bien que tout semblait aller dans le mauvais sens, or curieusement il n’en était rien. Tout semblait au contraire plus facile. Il avait pris une réelle assurance en ce domaine. Parfois, il se sentait presque nonchalant.
« Non, Myriam, vous ne me dérangez pas », lui avait-il dit, et il s’était installé sur son lit avec le téléphone à l’oreille, dans la pénombre, les reins calés contre un coussin, et il en avait profité pour nettoyer ses lunettes. Elle avait une voix agréable, assez basse. Elle lui demanda s’il faisait quelque chose de spécial, enfin là, maintenant, en ce moment précis, et il répondit oui. Ce qui provoqua un long blanc sur la ligne, entrecoupé de bruits de respiration. Puis elle murmura :
« Très bien. Dans ce cas, bonsoir. » Et elle raccrocha.
*
Il l’apercevait ici et là, de temps en temps, traversant le campus, ou encore en ville, dans un lieu public, mais elle se tenait à distance – elle avait abandonné son chariot plein plutôt que de le côtoyer aux caisses d’une supérette et était même descendue d’un bus, une autre fois. Ils n’échangeaient que de furtifs coups d’œil. Quand l’un esquissait un vague sourire, l’autre ne répondait pas, et vice versa.
Il en vint à croire qu’il s’était trompé et ne possédait pas le sex-appeal présumé, ce qui le jeta dans un profond trouble mêlé de tristesse.
Un matin, Richard Olso entra dans sa classe et lui glissa quelques mots à l’oreille. En un bond, il fut dehors, s’élança vers le bâtiment central où flottait le drapeau de l’Union et le blason de l’université. L’agitation provenait de la bibliothèque.
Les pompiers étaient sur place. Ils rangeaient leur matériel. Marianne était enveloppée dans une couverture qui rappelait le papier d’aluminium, pâle comme une morte, recroquevillée sur une chaise. Un évanouissement ? Bien sûr. Quoi d’autre. Quand on ne se nourrissait que de fromage blanc à 0 %, que pouvait-il vous arriver d’autre ? Comment ne pas finir par tomber dans les pommes et manquer de se fracasser le crâne du haut d’un escabeau ?
Il la serra contre son épaule. Elle n’y pouvait rien si elle était incapable d’avaler autre chose. Il était inutile de l’accabler. Il remercia les pompiers. « Faites-lui donc manger un bon steak », déclara le plus jeune en rangeant la trousse de secours. Il opina. La main de Marianne dans la sienne restait froide et rappelait de sombres événements, perdus dans la jungle de leur enfance. « Quoi qu’il en soit, tout est bien qui finit bien, déclara Richard en la couvant des yeux. Mais Marianne, vous nous avez fait une de ces peurs, j’aime autant vous le dire. Oh, soyez gentille, ne recommencez jamais ça, d’accord ? »
Elle lui adressa un signe rassurant d’une main blanche, encore faible, penaude, tandis que son frère lui glissait une cigarette entre les lèvres et la conduisait résolument vers le parking. Le printemps s’installait depuis deux ou trois jours, les mimosas fleurissaient, les hortensias.
« N’en faisons pas une montagne, déclara-t-elle tandis qu’il s’engageait sur la route. Et ne nous envoie pas dans le décor, s’il te plaît. »
Il ricana. « Je me demande ce que vous faisiez ensemble à la bibliothèque.
— Pur hasard. Ne sois pas idiot. »
Il rétrograda, fit rugir le moteur avant de se lancer dans un virage serré, sans garde-fou, et les amortisseurs gémirent. Le soleil était déjà haut et des oiseaux s’envolaient sur leur passage, comme fuyant devant une armée en marche, et piaillant à leur tour.
« Je vais avoir mal au cœur, dit-elle.
— Hein ? Pardon ?
— Si tu continues à rouler aussi vite. Je vais avoir mal au cœur.
— Hein ? »
Il se gara aussitôt sur le bas-côté, descendit en vitesse, contourna la Fiat en trois bonds et ouvrit sa portière. « Marianne, s’il te plaît. Ne vomis pas dans la voiture. S’il te plaît. Fais un effort, cette fois. Penche-toi. Veux-tu que je t’aide à te pencher ? »
Elle déclina sa proposition. Elle avait une très vilaine bosse au-dessus de la tempe. Elle lui fit signe que ça allait. « Vraiment ? fit-il avec une lueur d’espoir dans la voix. C’est passé ? Comment te sens-tu ? Tu en es sûre ? Sûre-sûre ? » Dans sa couverture de survie, on aurait dit une pocharde cinquantenaire qu’il aurait ramassée sur le bord de la route.
Les bois alentour étaient silencieux, le moteur en refroidissant cliquetait comme un squelette. Il décida de la laisser respirer. Un peu d’air ne pouvait pas lui faire de mal – bien qu’une rafale de vent pût l’emporter dans l’état de faiblesse où elle se trouvait, visiblement. Il avait un peu honte de s’être montré aussi peu vigilant vis-à-vis d’elle, de n’avoir pas vu qu’elle filait encore un mauvais coton – et Dieu sait que le 0 % était une bonne indication, un bon marqueur, mais il était resté aveugle, il avait eu d’autres chats à fouetter.
Il aurait dû s’apercevoir de tout ça, qu’elle était pâle, qu’elle s’asseyait plus volontiers que d’habitude, qu’elle parlait moins, mais il avait eu l’esprit ailleurs, définitivement. « Est-ce que ça va ? Ça va aller ? demanda-t-il. – Mais bien sûr, fit-elle sur un ton agacé. Donne-moi une cigarette. » Il en alluma deux et lui en tendit une. L’air était froid mais le soleil brillait. Une régate de lilliputiens se disputait sur le lac. « Je vais commander japonais, d’accord ? » Il composa le numéro du japonais sans attendre sa réponse.
Une fois arrivés, il lui donna le bras durant le trajet qui menait du siège passager de la Fiat au canapé du salon – qu’il débarrassa promptement de ses revues, de ses programmes télé, de ses machins littéraires, afin qu’elle s’étendît.
Elle avança qu’elle se sentait à présent dans une forme raisonnable et n’avait besoin d’aucune aide et qu’il n’était pas encore l’heure de se coucher. Il déclara qu’elle en avait assez fait pour aujourd’hui, qu’elle n’avait pas d’autre tâche que celle de se reposer jusqu’au soir et qu’il ne voulait rien entendre d’autre, qu’elle ne devait même pas essayer.
« Manger un peu de poisson cru te fera du bien, déclara-t-il en l’installant au milieu des coussins. De la viande crue aussi, remarque. » Ils s’accordèrent une cigarette. Ils restèrent silencieux tandis que le soleil se couchait derrière les crêtes sombres et inondait l’horizon d’un brouillard doré.
« Je vais aller à la pharmacie. Je vais te rapporter des films. Que dirais-tu d’une bonne série ? » Ils avaient regardé Twin Peaks ensemble, dans de semblables circonstances, certain été dont elle était sortie affaiblie et tout à fait mûre pour de longues séances de thalassothérapie à La Baule ou de calmes promenades en Toscane, entièrement à leurs frais. La crise avait emporté tout ça et il se demandait ce qu’il ferait si la santé de Marianne exigeait de nouvelles dépenses de cet ordre. Le nombre de leurs cartes bleues avait fortement diminué – Diner’s Club venait de lui retirer la sienne et HSBC refusait de reconsidérer la ligne de crédit qu’elle leur accordait à l’époque où le monde roulait sur l’or.
Cette réflexion le laissa rêveur, perplexe. Puis le livreur de Matsuri sonna et il n’y pensa plus – il estima que manger japonais devenait un luxe et paya en dodelinant de la tête.
« Je ne veux plus rien voir à mon retour, je ne veux plus en voir une miette, fit-il en remettant son anorak. N’essaie pas de te lever avant. Reste tranquille. Ne va pas te fracasser le crâne une seconde fois. »
Elle haussa les épaules. « C’est stupide, voyons, je vais bien… » soupira-t-elle en examinant vaguement, du coin de l’œil, le contenu du sac, ces bonnes petites choses au thon (variété Thunnus obesus) et au saumon (d’élevage, de Norvège) qu’on leur avait livrées, qui l’attiraient et lui soulevaient le cœur dans un même élan. Quoi qu’il en soit, elle se garda bien de mettre un pied en dehors du canapé, et voyant cela, voyant qu’elle devenait obéissante, il baissa les yeux sur sa parka dont il saisit la fermeture Éclair pour la remonter d’un coup car il était temps de partir et les soirs fraîchissaient vite.
Un jet de vapeur sortit de sa bouche lorsqu’il passa la porte et regagna la Fiat qui commençait à luire sous le clair de lune. Son téléphone sonna. « Surtout, ramène-moi des cigarettes, lui dit-elle. Surtout, n’oublie pas. » Il se tourna vers la maison. Les fenêtres étaient éclairées mais il ne pouvait pas la voir. « En ce moment, je préfère te voir manger que fumer des cigarettes », lui répondit-il tandis qu’il redescendait en ville en se servant uniquement du frein moteur.
Dix minutes plus tard, il se garait sur le parking de la galerie marchande et entra dans la pharmacie où il fit le plein de pansements, de Zopiclone et de Bion 3 au gingembre. Les magasins commençaient à fermer. Les agents de sécurité commençaient à parcourir les allées flanqués d’énormes chiens qui semblaient féroces.
Il examinait une crème anti-âge de chez Biotherm — le Âge Fitness Power 2 à la feuille d’olivier – lorsqu’il aperçut Myriam en face de lui, de l’autre côté, chez le marchand de lunettes. Elle avait le don d’apparaître par surprise, décidément, se dit-il. Il y avait plusieurs jours qu’il ne l’avait pas vue et il remarqua au même instant qu’elle lui avait plus ou moins manqué.
Mais le bruit d’une altercation attira son regard — on procédait, à la hauteur d’un marchand de téléphones, à l’expulsion d’un jeune Blanc hirsute qui s’était déjà glissé dans son sac de couchage avec l’intention de passer la nuit sur place – et lorsqu’il reporta son attention sur elle, moins d’une poignée de secondes plus tard, amorçant un sourire et se disposant à prendre des nouvelles du sergent s’il le fallait, elle n’était plus là. Disparue. Rêvée ?
Sans être un véritable habitué des apparitions, il avait longtemps eu affaire à celles de sa mère – éprouvantes – et il ne se laissait plus désarçonner par des manifestations de cet ordre après toutes ces années, si trompeuses qu’elles fussent.
Il termina tranquillement ses courses. Le supermarché se vidait et se promener dans les rayons déserts n’avait rien de désagréable, lire les étiquettes, comparer les prix, etc. Il s’y attarda un moment, nullement perturbé par l’apparition de Myriam, en aucune manière perturbé par son hallucination.
L’important était de ne pas oublier les cigarettes. L’important était de rapporter de quoi nettoyer la plaie – provoquée par le contact entre les dalles de la bibliothèque et la tempe de sa sœur, laquelle tempe s’était ensuite un peu ouverte et avait gonflé comme un œuf de pigeon. Il devait rester concentré, ne pas se laisser envahir. Il devait faire comme s’il conduisait un bolide, comme si la moindre seconde d’inattention pouvait le faire partir en vrille – envisager la vie comme une course, garder les yeux fixés sur la route, tel était le programme qu’il se fixait et l’exercice ne laissait guère de place aux divagations.
Un type de l’entretien le tira de sa rêverie – l’homme, qui poussait un balai à franges d’une largeur de deux mètres et tractait un récipient à roulettes rempli de liquide blanchâtre, lui annonça que le magasin n’allait pas tarder à fermer et que les gens devaient rentrer chez eux, à présent, sans chercher à faire d’histoires.
Faire des histoires ? Un instant surpris, il finit par remarquer, en suivant le regard de l’employé, qu’il avait allumé une cigarette.
Chaque fois qu’il avait tenté d’arrêter, il avait repris de plus belle, entraînant Marianne dans sa chute, et voilà qu’à présent de nouvelles digues sautaient. Le constat était clair. Bientôt, on le trouverait fumant dans une église ou dans un hôpital ou dans les couloirs d’un sanatorium. Il repensa avec nostalgie à l’époque où l’on pouvait le faire dans les trains, dans les avions, dans les ascenseurs, sans penser au pire, au mal que l’on faisait.
Il s’excusa. On le connaissait dans ce magasin car il y laissait une bonne partie de sa paye et ne volait rien, n’abîmait rien, de sorte qu’il put regagner la sortie sans être directement conduit au poste ou plus simplement roué de coups et enfermé dans une cellule jusqu’au lendemain pour apprendre à respecter l’ordre.
Il était l’un des derniers clients, il ne restait plus qu’une seule caisse ouverte et la pauvre fille bâillait à s’en décrocher la mâchoire. Autour, les vendeuses fermaient leurs boutiques et filaient s’éparpiller dans la nuit – comme des soldats en mission. Il hésita à prendre l’ascenseur mais il y monta finalement car son angoisse de la panne était presque vaincue aujourd’hui, même lorsque la cabine avait la taille et l’apparence d’un vétuste fourgon à bestiaux et n’inspirait aucune confiance. La moindre conquête sur soi-même, songeait-il, ne s’obtenait qu’au prix d’un âpre combat. Qui pouvait prétendre le contraire ? Combien avaient hérité d’un monde facile, où tout était donné ?
Le parking était situé au dernier niveau, en terrasse. L’ascenseur tomba en panne à mi-chemin, s’immobilisa dans une secousse et les lumières s’éteignirent dans un râle. Il eut l’impression qu’une balle venait de le frapper en pleine poitrine ou que la foudre s’était abattue sur lui. Ses jambes flageolèrent un instant, sa respiration se bloqua, sa bouche devint aussi sèche que s’il avait mâché du plâtre, mais il puisa au fond de lui les moyens de surmonter l’épreuve et il empoigna son téléphone qu’il transforma en lampe torche afin de repérer les boutons des commandes, l’alarme en particulier. Il sonna pour demander de l’aide, mais il ne se passa rien. Il cria au secours, sans succès.
Il respira profondément, penché en avant, les mains sur les genoux. Puis il se redressa et se tourna de nouveau vers le panneau de pilotage qu’il malmena sérieusement. Il avait le poing encore levé et un chapelet de jurons à la bouche lorsque la lumière revint, lorsque l’ascenseur se remit en marche sans prévenir.
Il essuya ses lunettes, s’épongea le front tandis que l’espèce de boîte de conserve dans laquelle il avait eu le malheur de mettre les pieds le hissait vers la terrasse. Malgré le panneau d’interdiction, il alluma une Winston.
Lorsque les portes s’ouvrirent, le clair de lune baignait le parking, un air froid s’engouffra. Il n’y avait plus âme qui vive, à cette heure, l’endroit était désert. Il marcha vers sa Fiat. Le ciel était clair, étoilé. Il grimaça dans l’air vif.
Puis il fut de nouveau victime de cette hallucination, il aperçut Myriam pour la seconde fois de la soirée et elle marchait droit sur lui.
« Écoutez, j’ai perdu mes clés, lui annonça-t-elle en fuyant son regard. J’ai tout bêtement perdu mes clés.
— Vos clés ? Oh. Vous avez l’air gelée.
— Je suis gelée. Je vous ai attendu. J’ai reconnu votre voiture.
— Eh bien, figurez-vous que j’étais coincé dans l’ascenseur.
— Écoutez, j’ai pensé que vous pourriez me déposer. J’ai pensé : “Je vais l’attendre et lui poser la question, on verra bien.”
— Mais bien sûr. Montez. Je suis ravi de pouvoir vous rendre service. Nous allons avoir de nouveau froid, durant toute cette semaine. J’ai entendu ça. L’anticyclone ne parvient pas à se stabiliser. Est-ce mauvais signe ? Nous verrons bien ce que l’avenir nous réserve… », fit-il en lui ouvrant.
Il l’observa de loin, tandis qu’il payait – la machine s’obstinait à refuser sa carte –, et il se sentait à la fois agacé et satisfait de sa présence. Rien à voir avec l’effet que produisaient sur lui les diverses étudiantes qu’il avait fréquentées durant toutes ces années, rien d’identique, non, rien de comparable. Malgré le froid – rares étaient ceux capables d’apprécier la puissante et amère odeur du vieux tabac confinée dans un habitacle réduit –, elle avait ouvert son carreau et lui offrait un pur profil, quelque chose d’extraordinairement fort.
La plus âgée de ses conquêtes avait eu vingt-six ans le jour de leur séparation. Myriam en avait vingt de plus. Sur ce terrain, il en savait autant qu’un nouveau-né mais il savait aussi d’instinct que rien ne pouvait aller en se simplifiant, que rien ne pouvait gagner en clarté – et surtout pas dans le cœur des femmes –, de quelque manière que l’on s’y prît.
Celui qui n’attendait rien n’était jamais déçu. Celui qui ne péchait pas par optimisme ne tombait jamais de haut. Celui qui s’attaquait à la montagne avec patience et humilité arrivait à ses fins. Celui qui ne préjugeait pas de ses forces constituait un adversaire de taille. Il récupéra son billet pour la sortie. Imaginer une seconde le degré de frustration de la femme d’un sergent en manœuvre à l’autre bout du monde pouvait provoquer un transport au cerveau, songea-t-il en rejoignant sa passagère qui souriait d’un air vague.
Celui qui voyage peu chargé n’arrive pas fourbu. Celui qui ne se nourrit pas d’espoirs ne meurt pas d’inanition.
La nuit recouvrait le monde autour d’eux comme une cloche. Le parking semblait perché tel un nid d’aigle au sommet d’un pic escarpé. « Nous devrions mettre de la musique », fit-elle au bout d’un moment.
Il replia ses lunettes et les glissa dans sa poche. « Karen Dalton ? » proposa-t-il.
Il se pencha sur le côté pour avoir accès à la boîte à gants, jetant un bref coup d’œil sur les cuisses de Myriam que soulignait un soyeux collant couleur crème. Il l’imaginait sans mal en maillot de bain – mieux encore, en sous-vêtements. À peine plus de quarante-cinq ans. Au mieux de sa forme. Et intellectuellement mature. Qu’en dire de plus ? Pouvait-on imaginer création plus parfaite, compagnie plus redoutable ?
Il n’était pas désagréable de penser que l’on éveillait l’intérêt de ce genre de personne, c’était même valorisant, estimait-il – de ce genre de personne qui réfléchissait, qui avait du goût, qui avait l’expérience de la vie. La médiocrité des rapports qu’il avait entretenus en milieu étudiant lui sautait aux yeux soudainement. La sexualité n’avait pas rendu les mondes moins étanches. La plupart s’étaient révélées de bonnes maîtresses, ingénieuses, très actives, mais aucun véritable échange ne s’était produit, aucune véritable connexion ne s’était réellement faite. Il comprenait à présent pourquoi.
Quelque chose s’était ouvert en lui, avait éclos dans sa poitrine – le passage de l’enfance à l’âge adulte provoquait par exemple des sensations de cet ordre –, avait lentement mûri, et de cette gestation secrète un nouvel homme était né ce soir-là. « Pourrai-je, se demandait-il en manipulant son lecteur à la recherche de cette voix déchirante, pourrai-je jamais revenir aux jeunes filles désormais ? Perdront-elles toute espèce d’intérêt à mes yeux ? En tant que professeur, il ne le souhaitait surtout pas – en tant que personne passant le plus clair de son temps avec elles, pour commencer –, mais ce n’était pas lui qui pouvait en décider. Ces choses-là ne se commandaient pas.
Elle posa une main sur son bras. « Quelle situation étrange, vous ne trouvez pas ? déclara-t-elle. Mais ça doit venir de moi. Comme je dors mal, je suis épuisée. Mes idées ne sont pas très claires.
— Je sens comme un courant électrique, disons, lorsque vous me touchez. Pas vous ?
— Non. Je ne sais pas.
— Des nouvelles de votre mari ? »
Elle secoua la tête. Il tendit la main vers la clé de contact, mais elle l’arrêta une nouvelle fois.
« Je ne me souviens même plus de son nom, fit-elle avec le regard dans le vague. Ce matin, j’ai eu un blanc. Il m’a fallu plusieurs secondes avant de pouvoir le prononcer… Je trouve que c’est abominable de ma part. Je trouve que c’est vraiment abominable de ma part. Réellement indigne.
— Non. Jamais de la vie. Écoutez-moi, Myriam, jamais de la vie. Personne ne l’a forcé à faire carrière dans l’armée. Il n’a qu’à s’en prendre qu’à lui.
— C’est quoi ce courant électrique dont vous avez parlé ?
— Ce courant électrique dont j’ai parlé ?
— Oui.
— Ce courant électrique dont j’ai parlé ?
— Oui. »
Il sentit sa bouche se dessécher. La température extérieure était froide mais l’intérieur de la Fiat également car il n’avait pas encore mis le contact. Il avait le nez gelé.
« J’ai peur que l’on reste coincés, fit-il. Je pense que nous ne devrions pas traîner. Ça m’est arrivé, une fois. Heureusement, c’était l’été.
— J’attends l’été avec impatience, Marc. Si vous saviez.
— Tout va bien. Les bourgeons sont là. C’est vert quand on lève les yeux. »
L’entrevue devenait irréelle. Ils auraient pu flotter au milieu du cosmos, au milieu du noir absolu, perdus au milieu de rien, quelle différence ?
À présent, son cœur battait comme s’il s’était mis à courir tranquillement au bord du lac. Aucune étudiante n’avait jamais produit un tel effet sur lui. Karen Dalton chantait Every Time I Think Of Freedom.
« J’adore la voix de cette fille », déclara-t-il.
Elle hocha la tête. Puis elle lui prit la main et la serra contre sa joue.
C’était, se disait-il, en de telles occasions que l’on regrettait de ne pas être propriétaire d’une Audi A8 – intérieur cuir.
Maintenant, c’était comme s’il filait d’un bon train, à environ cent quarante pulsations. Alors qu’il restait immobile. En soi un phénomène étonnant.
Elle lui effleura la main des lèvres et leva les yeux sur lui. « Je vous embarrasse ? » murmura-t-elle. Il secoua doucement la tête. Elle n’était ni sa mère ni sa sœur. Elle pouvait continuer. Il regrettait juste l’inconfort que la Fiat allait leur offrir et qu’il jugeait indigne de cette femme, mais il n’était pas toujours donné de choisir ce que l’on voulait, bien entendu, et nombre de relations avaient été tuées dans l’œuf pour cause de mauvais départ, pour cause de lieu inapproprié, etc. On ne pouvait pas y faire grand-chose. Il s’agissait d’un immense tirage au sort.
Il eut une brève pensée pour le sergent qui errait entre les pierres d’un désert rocheux, priant pour ne pas tomber dans une embuscade, priant pour rester en vie.
Il rentra tard. Aux alentours de deux heures du matin. La nuit, lorsqu’il remontait à travers la forêt silencieuse au volant de son engin vrombissant, il avait l’impression de scier le monde en deux, aux commandes d’une énorme tronçonneuse, réveillant le moindre mulot, la moindre petite souris, le moindre corbeau, le moindre vermisseau sur son passage. Il avait perdu une bonne partie de son échappement, il s’en était assuré, et il avait beau finir le trajet sur son élan, en coupant le moteur, elle l’entendait arriver au moins une fois sur deux. Ou alors elle l’attendait parce qu’elle se faisait du mauvais sang. Ou bien elle ne dormait que d’une oreille.
« Tu as vu l’heure ? » fit-elle tandis qu’il s’apprêtait à monter directement chez lui.
Au moyen de la télécommande, elle venait d’éclairer le hall et il se trouva pris le pied en l’air, une main sur la rampe.
Elle éclaira le salon à son tour. Avec le même instrument, elle baissa l’intensité des lampes. « Mais enfin, mais d’où sors-tu ? »
Il agita les cigarettes et la pharmacie devant elle. « Tout est là, dit-il. J’ai là tout ce que tu voulais. »
Elle se jeta sur la cartouche de cigarettes qu’elle déballa nerveusement. « Hein, tu as vu l’heure ? Il n’y a pas une seule fichue cigarette dans cette foutue maison. Mais j’imagine que tu t’en moques. Ça ne t’a pris que sept ou huit heures, après tout.
— Calme-toi. Écoute-moi. Figure-toi que je suis resté coincé sur le parking du supermarché. Voilà l’histoire. Cette borne est sortie du sol et impossible de redescendre. Coincé. Je suis resté coincé là-haut pendant tout ce temps. Voilà le fin mot de l’histoire.
— C’est passionnant, fit-elle sur un ton grinçant. Ce que tu me racontes là est passionnant.
— Je n’avais pas mon téléphone. Sinon j’aurais appelé. Je savais que tu m’attendais. Je suis fumeur, moi aussi. Je n’ai pas besoin d’un dessin. Tu crois que j’aurais pu t’abandonner ? Tu crois que je ne savais pas que tu tournais en rond comme un animal enragé ? Je voyais bien que le temps passait. Et j’en étais malade mais ils étaient tous tellement endormis que j’aurais pu moisir la nuit tout entière sur leur satané parking.
— Tu sens la transpiration. Je le sens d’ici.
— Oui, ça ne m’étonne pas. Ça n’a pas été aussi reposant que ça en a l’air. J’étais vert de rage, tu penses bien. Je me suis presque battu avec cette machine qui déclarait mon ticket de sortie invalide et le répétait ad nauseam. Toute cette technologie finit par rendre fou, non ? »
Il était étonné de la facilité avec laquelle il menait cette conversation, comme tous ces mots coulaient de sa bouche. La femme qu’il serrait encore quelques instants plus tôt dans ses bras était toujours là. Elle occupait à présent tellement son esprit que cette conversation tenait du miracle.
Même chose le lendemain. Myriam fut la première image qui traversa son esprit, à la seconde où il ouvrit les yeux.
Il avait dormi d’un sommeil profond, souterrain. Ensuite, il descendit presser des oranges, il grilla des toasts, les beurra, les confitura et prépara un bol de flocons d’avoine qu’il arrosa de sirop d’érable, car il avait à cœur de veiller sur la santé de Marianne, de lui redonner quelques couleurs à l’arrivée du printemps. Il disposa le tout sur un plateau qu’il porta dans la chambre de celle-ci en fredonnant vaguement. Elle dormait encore. Ou faisait semblant de dormir.
Il se débarrassa du plateau et décida de s’asseoir à côté d’elle, dans la pénombre. L’odeur de cette chambre était réellement troublante – elle l’avait toujours été. L’odeur de cette chambre au matin, lorsque Marianne ne s’était pas encore levée, comme si une partie de son corps s’était évaporé durant la nuit et flottait dans l’air tiède.
Il avait toute une liste de recommandations à lui faire, mais il se contenta d’ouvrir la bouche, de la garder entrouverte un instant puis ses lèvres se rejoignirent. Il sortit un carnet de sa poche et lui griffonna un mot après avoir allumé une cigarette. Une belle journée, lumineuse et fraîche, s’annonçait – dont quelques lames de cristal dardaient par les fentes du rideau. Et le tour de force venait qu’en écrivant ces deux ou trois phrases, tandis même qu’il en traçait chaque lettre, il revoyait quelques fragments de leur étreinte de la veille, dans le minuscule et ignoble habitacle où ils avaient œuvré, Myriam et lui, et ces visions l’ébranlaient secrètement.
Non qu’il regrettât de s’être livré sans retenue à l’aventure – qu’il classait d’emblée parmi les meilleures, sexuellement parlant –, mais il en mesurait également le degré de dangerosité, ou plutôt n’en mesurait-il rien du tout, il se trouvait devant un abîme, en fait. Ne sachant pas trop quoi penser des événements. De ce territoire inconnu sur lequel il mettait les pieds et auquel il ne connaissait rien – il ne s’y connaissait qu’en étudiantes, qu’en espèces malléables, ses connaissances n’allaient pas au-delà. Il devait rester sur ses gardes. Myriam pouvait provoquer des changements extrêmes, irréversibles. Son instinct le saisissait clairement. Son corps comprenait parfaitement bien le message du courant qu’elle transmettait, cette subtile vibration. Son esprit, en revanche, semblait refuser de se mettre en alerte.
Juste avant d’entrer en cours, Richard Olso l’arrêta dans le hall afin d’obtenir des nouvelles de Marianne. « J’aimerais être sûr que vous faites ce qu’il faut, mon vieux, j’aimerais en être certain. » Il ajouta qu’il lui rendrait visite aujourd’hui même. Si Marc n’y voyait pas d’inconvénient. Ils ricanèrent de concert.
Le département avait organisé une série d’interventions et de rencontres avec des scénaristes professionnels basés à Hollywood et tout le monde voulait apprendre à fabriquer une série ou n’importe quoi qui rapporterait des millions et le privilège de dîner à la table de Steven Spielberg – avant d’aller boire un café avec Nicole Kidman. Il profita de la désertion de ses élèves pour aller faire changer son pot d’échappement en prévision de déplacements plus discrets, si le cas échéait. Sans doute le plus sage était-il de ne pas la revoir et de l’oublier le plus vite possible, s’il lui restait un peu de plomb dans la cervelle.
Annie Eggbaum n’était pas spécialement attirante, mais elle pouvait l’aider à reprendre son équilibre s’il se décidait. Ses traits étaient assez ingrats, sans saveur, et elle ne brillait pas par la qualité et l’originalité de son travail, mais elle avait une jolie silhouette et usait de décolletés de plus en plus profonds à mesure que l’année avançait.
Nanti d’un pot neuf, il était revenu à son bureau et examinait les textes que certains lui avaient rendus quand elle se pencha vers lui, poitrine en avant, et l’implora une nouvelle fois de lui donner les cours particuliers dont elle avait si cruellement besoin. De ce point de vue, elle n’exagérait pas – cette pauvre fille ne serait jamais capable d’écrire la moindre ligne.
« Écoutez, Annie, je ne sais pas quoi vous dire. Ne me harcelez pas. Je crois vraiment que ces cours ne serviraient à rien. Vous n’avez aucune oreille et j’ai peur de ne rien y pouvoir. Pourquoi vous entêter ?
— Je vais travailler. Je vais travailler deux fois plus dur. Écrire est une question de travail. C’est quatre-vingt-dix-neuf pour cent de travail. Vous n’arrêtez pas de le répéter.
— Je dois vous entretenir du un pour cent qui reste, Annie, nous ne pourrons pas y échapper. Et ce ne sera agréable ni pour vous ni pour moi. »
Il lui offrit une cigarette. Une partie de sa notoriété parmi les étudiants provenait de son incapacité à interdire à quiconque de fumer – lorsqu’il n’incitait pas lui-même à la chose.
« Le plus dur est d’admettre que l’on ne vaut rien, fit-il en s’écartant du bureau avec un haussement d’épaules. C’est vraiment très dur… Mais tout dépend de l’idée que l’on se fait du truc, n’est-ce pas. Certains préfèrent ne pas placer la barre trop haut, pour plus de sûreté. C’est ce que vous voulez ? Regardez-moi. Est-ce que j’ai l’air malheureux ? Écoutez-moi, laissez tomber, Annie. Il n’y a pas de honte. Ne vous rendez pas malheureuse. N’attendez pas d’avoir mon âge pour ouvrir les yeux. Vous êtes jeune, vous n’êtes pas encore abîmée. Soyez lucide. Soyez lucide, jeune fille. »
Il se demanda si elle allait s’asseoir sur son bureau, pensant que les choses en prenaient le chemin. L’atmosphère s’y prêtait, les couloirs étaient silencieux, la lumière scintillait à travers les arbres qui bordaient le campus à l’est, dans le soleil du matin. Il faisait encore frais mais la plupart avaient déjà ressorti les minijupes et Annie n’avait pas choisi la plus longue. De nombreux professeurs se plaignaient du phénomène et leurs femmes se réunissaient régulièrement à l’heure du thé pour dénoncer les tenues outrées et inacceptables d’un trop grand nombre, dès l’arrivée du printemps.
Marianne elle-même n’était pas la dernière à s’offusquer de la taille des morceaux de chiffon – guère plus conséquents que des mouchoirs de poche – que certaines osaient porter. Elle insistait un peu plus chaque année sur la question. Elle devenait chaque année un peu plus virulente sur le sujet. Et lui n’était pas épargné. Lui était désigné comme victime potentielle – hypocrite, veule, consentante –, misérable coquille de noix emportée par le moindre souffle d’air. C’était à cela qu’il voyait qu’elle vieillissait, qu’ils vieillissaient tous les deux, à ce goût d’amertume qu’avaient ses paroles, à ce ton de reproche – alors qu’elle ne l’avait jamais réellement pris sur le fait.
« Nous avons cours dans moins de dix minutes, dit-il.
— C’est bien possible, répondit-elle. Écoutez, je n’y peux rien si mon père est riche. Ce n’est pas quelque chose que j’ai choisi.
— J’aurais voulu que le mien le soit, quand j’y réfléchis.
— En fait, ce n’est pas dix minutes. C’est vingt minutes. Au bas mot. Ils sont hypnotisés par ces types.
— Bien sûr qu’ils sont hypnotisés. J’imagine qu’ils doivent prendre des notes. Lequel d’entre nous n’a pas lorgné de l’autre côté de l’Atlantique. Au moins une fois. Vous n’êtes pas fascinée par Martin Scorsese ? Vous n’aimeriez pas pouvoir utiliser son cerveau pour écrire un scénario ?
— Il est ici ?
— Mais non, il n’est pas ici. Martin Scorsese. Réveillez-vous, Annie. Martin Scorsese ici ? Avec quel argent ? Regardez ce qu’ils donnent à la Culture. Des clopinettes, Annie. Par moments, ce pays me fait honte. »
Sa poitrine était parsemée de taches de son.
« Écoutez, nous reparlerons de tout cela une autre fois, Annie, si vous le voulez bien, car hypnotisés ou pas j’entends vos camarades. Je crois qu’il vaut mieux vous lever de mon bureau. Je crois que ça vaut mieux. Soyez gentille. Je vais voir ce que je peux faire pour vous aider. Ce serait quoi ? Une fois ? Deux fois par semaine ? »
Il consacra une partie de l’après-midi à refroidir l’excitation qu’avait provoquée l’un de ces types venus d’Hollywood, sans doute auteur de séries à succès, de films à gros budgets, de best-sellers – de maisons avec piscine, de montée des marches, de cachets mirobolants, de prix, de récompenses. Cet Âge d’Or était terminé mais ils ne voulaient pas l’entendre. Il passa pour le parfait rabat-joie, pour l’empêcheur de tourner en rond, pour le bientôt retraité. Il fuma une cigarette tandis qu’il les faisait plancher sur un court dialogue tiré du Docteur Folamour pour avoir la paix.
Mais s’il pensait ainsi se sortir Myriam de l’esprit, il se trompait.
À la fin des cours, il fit un crochet par la cafétéria. Le jour commençait à baisser, dorait le contour des fenêtres. La salle était presque vide. Il échangea quelques mots avec la serveuse occupée à faire le plein des petits pots de moutarde présentés sur les tables, mais elle ne l’avait pas vue, elle n’avait pas vu Myriam de la journée. Il se leva et se servit en silence un autre café.
Annie Eggbaum réapparut au moment où il décidait de partir.
« Pour commencer, j’ai détesté ce film », déclara-t-elle.
Un très, très mauvais point pour elle. Mais elle ne manquait pas d’aplomb. Puis elle finit par avouer qu’elle ne le détestait pas tant que ça. Il sentit son genou, sous la table. Pour autant, Myriam ne s’effaçait pas de son esprit.
Il jeta un coup d’œil alentour. Il ne restait plus que la serveuse qui s’occupait des salières à présent. Le crépuscule s’installait. Annie Eggbaum avait avalé il ne savait trop quoi mais elle semblait vouloir le dévorer des yeux. Et elle frottait son genou contre lui sans la moindre retenue, avec une insistance presque rageuse.
Il s’agissait certainement d’un pari. Ou d’un excès de vitamines. Comment savoir ce qu’une fille pouvait inventer ?
« Vous êtes en voiture ? » demanda-t-il à voix basse. Elle secoua négativement la tête. Il la fixa. « Attendez-moi devant le parking, reprit-il après un instant d’hésitation. J’y serai dans cinq minutes. »
Il lui était déjà arrivé d’agir dans la précipitation mais pas au point d’être aperçu en préjudiciable compagnie, et ce genre de précaution s’était encore révélé indispensable récemment dans le cas de Barbara – dont il n’aurait pu récolter que tracasseries et tourments totalement inutiles, connaissant la police et ses méthodes qui faisaient s’étrangler Human Rights Watch et consorts.
La porte d’entrée se referma sur les talons d’Annie, après qu’elle eut glissé un dernier coup d’œil dans sa direction. Une vague de chaleur le traversa. Il se tamponna le front avec une serviette en papier recyclé puis offrit une cigarette à la serveuse. Elle la glissa derrière son oreille. « Pour tout à l’heure », dit-elle. Ils parlèrent un peu. Puis il la salua.
À présent, la lune brillait. Il sortit et fila directement vers la Fiat, courbé en deux, le front moite, aussitôt glacé. Parfait pour attraper un chaud et froid.
Il s’installa au volant. Annie se tenait sur le trottoir, à une centaine de mètres, devant l’entrée de service de la cafétéria éclairée par un lampadaire qui dispensait une lumière jaune, et cette vision, cette jeune femme qui l’attendait patiemment, accéléra sa respiration. Il mit le contact. Annie l’avait bousculé, certes, il n’entendait pas l’ignorer, Annie se jetait brutalement à sa tête, mais il n’y voyait pas beaucoup d’inconvénients. S’il devait en passer par là pour échapper à une menace infiniment plus terrible, infiniment plus dangereuse, il était prêt à s’y soumettre. L’instinct de survie s’était considérablement développé durant ces dernières années.
Il se rangea le long du trottoir, à sa hauteur, ayant pu, durant son approche, une fois encore, apprécier l’agréable silhouette de l’étudiante dont le père était riche et le futur amant propriétaire de la plus petite voiture du monde. Il se pencha pour lui ouvrir au moment où, derrière elle, pressée, la serveuse sortait pour fumer sa cigarette.
Il serra les dents. En une fraction de seconde, sa main dévia de sa course vers la poignée pour aller s’aplatir sur le bouton qui verrouillait la portière. Son regard croisa celui de la serveuse allumant son briquet cependant qu’Annie, au tout premier plan, amorçait une profonde grimace.
Il se redressa et enfonça l’accélérateur. Il détala immédiatement, à fond de train. Sans un seul coup d’œil dans son rétroviseur – Annie ne devait pas être en train de sourire, se dit-il en passant brutalement les vitesses.
Il était désolé pour elle. Il n’allait pas être facile de fournir une explication valable au mauvais tour qu’il lui avait joué. Il allait sans doute être obligé de faire un geste sur les cours particuliers pour se racheter.
N’importe quel travail doit être minutieux. Les choses doivent être bien faites. Il n’avait pas l’intention de commettre une erreur aussi grotesque. À cause de cette loi folle et intolérable qui interdisait aux professeurs de coucher avec les étudiantes, il fallait à tout prix rester dans l’ombre, et il s’y tenait, il ne faisait rien passer avant. N’importe quel travail doit être minutieux. Rien ne devait sortir de l’ombre. Chaque homme devait veiller à sa propre sécurité.
Remontant vers le chalet à vive allure, il entendit à la radio qu’il y avait eu de nouveaux accrochages en Afghanistan – de nouveaux soldats tombaient dans de nouvelles embuscades le long de vagues frontières – et il pensa aussitôt à Myriam.
Il n’avait jamais eu de relation avec une femme de plus de vingt-six ans. Aussi bête que c’était. L’exploit ne donnait droit à rien. Les occasions ne s’étaient pas présentées, tout simplement. Il ne les avait pas cherchées. Ayant assez de sa sœur pour lui compliquer cruellement l’existence. Ayant assez de Marianne pour compliquer tout.
Non que Myriam eût failli à ses attentes, au contraire. Il n’y avait pas que les femmes pour jouir davantage lorsqu’elles éprouvaient des sentiments pour leur partenaire. Et sans doute n’en était-il pas encore aux sentiments avec elle, il ne fallait rien exagérer, mais le rapport qu’ils avaient eu sur le siège arrière de son étroit véhicule, bien qu’acrobatique et rude, l’avait littéralement subjugué et il y pensait encore en éprouvant le plus grand trouble – son éjaculation avait été particulièrement longue, particulièrement éloquente, et même tout à fait inhabituelle.
La Fiat montait au milieu des sapins et des châtaigniers, dans la lueur molle des phares jaune de l’époque. À présent, les dernières traces de neige avaient disparu, un léger brouillard commençait à flotter au-dessus des zones déboisées – prés, maisons, enclos à moutons et à vaches, abattis, champs, friches qui longeaient la route, talus qui basculaient dans les ténèbres en direction du lac.
Habiter en dehors de la ville était une bénédiction – une manière de garder la tête hors de l’eau, de permettre la respiration. Marianne et lui étaient nés dans cette maison. Leur père avait été professeur dans cette université. Il avait acheté cette maison au début des années cinquante, à une époque où le prix de l’immobilier n’atteignait pas encore des sommes surnaturelles et restait accessible au commun des mortels. Leur mère y avait vécu, d’après ce que l’on disait, ses plus belles années – jusqu’au moment où elle était tombée enceinte de Marianne pour commencer, puis aussitôt de lui. Leur père avait voulu qu’ils sachent qu’elle n’avait pas toujours été la femme qu’ils avaient alors devant eux. Cependant qu’il tenait Marc sur l’un de ses genoux, Marianne sur l’autre. Puis se mettant à pleurer à chaudes larmes pour n’être pas intervenu, pour avoir été aussi faible une fois de plus, pour être un parfait misérable.
La voiture de Richard Olso était garée dans l’allée. Il s’agissait d’une Alfa Romeo rouge. Elle collait parfaitement au personnage. Aux premiers rayons de soleil, il décapotait et s’enfonçait une de ses minables casquettes sur la tête. Sur son passage, les filles pouffaient discrètement – personne n’avait envie de se mettre le directeur du département de littérature à dos tandis qu’il traversait le campus au pas, le bras à la portière, souriant.
L’engin rutilait stupidement devant la porte d’entrée, sous la lumière du porche. N’importe quelle personne un peu mieux élevée se serait garée un peu plus loin, mais Richard Olso n’était pas homme à s’embarrasser de subtilités de cet ordre. Malheureusement pas. Il imagina un instant Richard Olso devenant une sorte de beau-frère au cas où Marianne capitulerait et il en frissonna une nouvelle fois. Coupa le contact. Soupira.
Rien n’était encore fait, cependant.
Y avait-il la moindre chance qu’il pût supporter ce type sous leur toit ?
Du dehors, il les aperçut dans le salon en train de grignoter des chocolats, près du feu. Presque instantanément, il sentit sa migraine revenir. Migraine marchait avec contrariété. Il entra. Pendit son anorak dans le hall – à côté d’un pardessus en poil de chameau qui n’appartenait à personne vivant dans cette maison.
« Tu dois faire attention avec le sucre. Richard, elle doit faire attention avec le sucre, vous le savez bien.
— Laissez-la donc reprendre un peu de forces, mon vieux, ne vous inquiétez pas. Je crois que nous contrôlons la situation.
— Je suis libre de manger autant de chocolats que je veux », déclara-t-elle en s’emparant d’une ganache entre pouce et index.
Il était clair qu’elle cherchait à le punir en se montrant désagréable avec lui et ostensiblement aimable avec Richard dont le visage exprimait une profonde satisfaction.
Avant de présider aux destinées du département de littérature, Richard Olso avait occupé un poste d’attaché culturel dans le fin fond de l’Europe, où il avait attrapé la maladie de Lyme. L’origine de sa légère – mais plombante – paralysie faciale se trouvait là, fruit amer d’une de ces borrélioses mal soignées qui lui causait également certains problèmes articulaires et raidissait sa démarche pour tout arranger. Il n’était pas difficile d’imaginer qu’avec un tel physique, Richard Olso peinât à faire tourner les têtes. Sans vouloir être méchant.
Or, Marianne. Que pouvait-elle bien lui trouver ? Pourquoi diable acceptait-elle cette cour écœurante qu’il lui faisait, quelle perversion y avait-il là-dessous ? Quelle anomalie mentale ?
Il décida de leur tenir compagnie. Après tout il était chez lui et il était temps de faire comprendre à Richard que l’heure était venue de prendre congé car la maison allait fermer et ses habitants se coucher. Il s’installa dans un fauteuil et bâilla en déclinant la proposition de chocolat que Richard lui faisait.
« Non merci, ça va m’empêcher de dormir », déclara-t-il.
Dehors la lune brillait dans l’air frais comme un disque de porcelaine.
« Quoi qu’il en soit, je vous remercie d’être passé, Richard. Je me suis garé de manière à ne pas vous gêner pour sortir mais s’il y a le moindre souci je suis là, je suis à votre disposition. Encore merci d’être venu. Personnellement je suis épuisé. J’ai la migraine. Et toi, Marianne, franchement, je ne dirais pas que tu as repris beaucoup de couleurs. Tu dois te reposer. C’est largement l’heure, tu sais. Il y a peu, tu ne tenais même plus sur tes jambes. Ne te surestime pas. Nous t’avons ramassée par terre, souviens-toi. »
Encore une fois, comment une telle femme pouvait-elle être séduite – aussi peu qu’elle le prétendît – par un tel homme ? Une femme qui, d’ordinaire, faisait preuve de discernement, de goût, de rigueur, d’intelligence. Cela avait-il à voir avec le fait que Richard se trouvât à la tête du département de littérature et que Marc fût sous ses ordres ? Était-ce jouissif ? Pouvait-on éprouver une folle passion pour Nabokov et vivre d’aussi minables petits scénarios ?
Elle était sa sœur aînée mais lui-même ne méritait-il pas le respect ? Ne méritait-il pas d’être épargné des vexations et autres trahisons d’usage après les corrections qu’il avait reçues à sa place, par pure grandeur d’âme ? Combien de poignées de cheveux avait-il perdues, combien de K.-O. avait-il consentis ? – trois, si l’on comptait la fois où il ne s’était pas évanoui mais fixait le sol de terre battue au bas des marches où cette femme l’avait précipité, le laissant incapable d’effectuer le moindre geste durant de longues minutes, presque de respirer et urinant dans ses culottes courtes sans qu’il pût rien y faire, si sonné qu’il était.
Il méritait son respect total. Elle ne devait pas pousser la plaisanterie trop loin. Il la fixa intensément. Elle se résolut à baisser les yeux et tendit la main vers ses cigarettes. « Marc a raison, dit-elle. Il se fait tard. Vos chocolats m’ont fait du bien, Richard. Merci pour votre visite. Merci de vous soucier de mon sort.
— Écoutez. C’est tout à fait normal. Marianne. Vous le savez bien. Demandez-moi ce que vous voulez.
— Vous êtes trop gentil, Richard. Mais rassurez-vous. Je serai bientôt sur pied. Le printemps va m’aider. Je vais reprendre la gymnastique. Je vais m’inscrire dans une salle.
— Si vous voulez, je vous donne l’adresse de la mienne. Je crois que c’est la meilleure. Voulez-vous que je m’en occupe ? »
Leur conversation s’était poursuivie sur ce ton durant un bon moment. Hallucinant. Il en ricanait encore de longues minutes après que Richard eut levé le camp au volant de son Alfa Romeo, se fut engouffré dans la nuit blême. Hallucinant. Grotesque.
« J’aurais dû vous filmer, railla-t-il. J’aurais pu me le repasser.
— Tu fais complètement erreur. Tu as trop d’imagination. »
Il attrapa au vol le paquet de cigarettes qu’elle lui lançait.
*
Le lendemain, il se leva tôt et fit une longue marche à travers les bois, s’éloigna dans les collines avoisinantes – d’un vert tendre – afin d’échapper à la tentation de retourner en ville dans l’espoir de croiser Myriam, peut-être d’arpenter sa rue, d’espionner ses fenêtres ou quoi que ce fût de ce genre.
Avoir l’esprit ainsi envahi par une femme était nouveau pour lui. Non pas envahi par la crainte, le ressentiment, le désir de vengeance ou autres douceurs que lui inspirait sa mère, ou encore par les sentiments sombres et mitigés que sa sœur pouvait faire naître en lui. Mais envahi par un fluide agréable qui parfois se mettait à battre comme un torrent incroyablement bon et dangereux. C’était incroyablement nouveau.
Plus que jamais, marcher semblait nécessaire. Si l’on avait mis bout à bout le nombre de kilomètres qu’il avait parcourus à travers ces bois, au milieu de ces collines, par-dessus ces ruisseaux, ces failles et ces gouffres, on en serait tombé étourdi. S’il fermait les yeux, il pouvait encore sentir les feuillus lui fouetter le visage, la pluie et la nuit tombant sur sa course terrible certain soir de novembre où elle le poursuivait avec une fourche. Mais aussi de prodigieux matins plus ensoleillés que des pièces d’or – le miroitement entre les branches forçait à cligner des yeux –, où il partait avec son père pour se baigner dans un torrent si glacé que celui-ci devait finir par serrer son fils dans ses bras jusqu’à ce qu’il arrête de claquer des dents. Aujourd’hui, l’air sentait bon – un mélange de terre froide et d’herbe nouvelle.
Un instant, il songea, et pour la première fois depuis son réveil, à Annie Eggbaum et aux ennuis qui l’attendaient dès qu’il réapparaîtrait sur le campus. Il dévala une pente couverte de feuilles mortes, sèches, grises et racornies et rattrapa un sentier qui passait au-dessus de la route. N’ayant pas d’explication satisfaisante ni très glorieuse à lui donner pour l’affront qu’il lui avait causé, il pouvait gager que l’étudiante n’allait pas lui épargner son amertume. Tout le monde agirait comme elle, à sa place. Tout le monde crierait vengeance.
Il gardait en réserve les cours particuliers qu’elle lui réclamait depuis le début de l’année. Il pouvait se montrer souple à cet égard, ses marges étaient assez importantes. Il pouvait commencer par lui faire cadeau de la première semaine et voir ce qu’elle en pensait. Lui remonter une mauvaise note par-ci ou par-là afin qu’elle retrouve le sourire.
Comme il s’approchait de la grotte, il jeta un coup d’œil alentour et ne remarqua rien de particulier, ne vit rien et ne détecta aucune odeur en provenance de l’obscurité humide et moussue qui s’enfonçait sous terre. Le sommeil de Barbara était silencieux et tranquille et l’on ne pouvait que s’en réjouir, pour chacune des parties. Cette grotte était bien la sépulture ultime, la meilleure que l’on pût souhaiter en certaines circonstances – sa profondeur la rendait définitive, absolue. Il y jeta quelques crocus ramassés en chemin et alluma une cigarette – chaque fois plus excellente que la précédente.
Peut-être serait-il obligé de coucher avec Annie Eggbaum, pour finir, songea-t-il vaguement. C’était là une possibilité si elle prenait une position trop radicale et comptait lui faire payer sa grossièreté au prix fort.
L’idée de mener une double liaison l’inquiétait assez, cependant, faisant naître une certaine anxiété que fumer une cigarette en plein air, par une agréable matinée de printemps, une Winston, ne parvenait pas à dissiper. Sans doute certains se réjouissaient-ils d’affronter l’inconnu, l’appelaient-ils de leurs vœux, en faisaient-ils un déclencheur d’orgasme insurpassable, mais ce n’était pas son cas, loin de là. Il avait eu son compte d’aventures, de tremblements, de retournements, d’actions, de surprises, de souffrances, de joies, etc., en sorte qu’il ne voyait pas venir cette épreuve en se frottant les mains, en piaffant d’impatience. L’inconnu n’avait aucun attrait pour lui, bien au contraire. L’inconnu lui apparaissait sous la forme d’un brouillard brillant, épais comme de la mousse, porteur de tous les pièges, de tous les ennuis imaginables. Il connaissait.
Il aspirait à la stabilité, depuis de longues années. Bien des choses s’étaient arrangées à partir du moment où il avait compris qu’il ne serait jamais un écrivain, un véritable écrivain. Mieux valait le savoir. Une formidable renaissance, pour lui. Il avait conscience du fardeau qui lui était épargné. Sans doute quelque chose à l’intérieur de lui-même avait-il été fracassé, écrabouillé, mais quel soulagement au bout du compte, quelle libération. Il frémissait parfois à la simple évocation de la sidérante vie monacale à laquelle il avait échappé – qui revenait à manipuler un produit radioactif à mains nues jusqu’à finir brûlé, ou à respirer de l’amiante, si l’on s’en tenait au résultat final, à savoir un lent empoisonnement. Aucun véritable écrivain n’y échappait. Il n’y avait aucune exception.
Personne ne pouvait envier ces gars-là. Personne ne pouvait comprendre que l’on puisse choisir de se laisser dévorer le cœur sans broncher. La plupart de ses étudiants estimaient qu’il s’agissait d’un métier comme un autre. Tâcher de les en dissuader ne servait à rien.
Annie Eggbaum le tannait depuis des mois afin qu’il lui livre certains secrets permettant de venir à bout d’un roman et ces choses-là se terminaient d’ordinaire dans un endroit tranquille, à l’abri des regards, dans la plus parfaite discrétion, mais cette fois le scénario semblait plus compliqué. Il se remit en marche. Le souvenir de Myriam le chevauchant dans la Fiat – exercice qu’il avait pourtant pratiqué à différentes reprises sans en faire un sommet en matière de pratique sexuelle – revenait le submerger à intervalles réguliers, avec la même force. Que fallait-il faire de ça, se demandait-il en reprenant le chemin de la maison, que fallait-il faire de cette météorite tombée dans son jardin ? – le prendre sur le ton de la plaisanterie ne marchait pas davantage.
À son retour, il faillit être terrassé par une crise cardiaque en découvrant Myriam dans le salon, en compagnie de sa sœur, devant une tasse de café, Marianne disant :
« Eh bien, le voilà, vous avez de la chance, le voilà, mais ça aurait pu prendre beaucoup plus de temps. N’est-ce pas, Marc ? »
Il tira une chaise à lui.
« Tu ne dis rien. Dis quelque chose, fit Marianne.
— C’est la belle-mère de Barbara.
— Je sais. Nous avons fait connaissance.
— Je t’en ai parlé. »
Myriam poussa quelques cahiers vers lui. « J’ai trouvé ça, déclara-t-elle. Je voulais vous les montrer. Mais je me rends compte à quel point ma visite est brutale, je suis confuse mais je n’avais pas votre téléphone. »
Il échangea un bref regard avec sa sœur puis se pencha pour attraper les cahiers en question, chaussa ses lunettes et les feuilleta un instant – davantage occupé à recouvrer son calme qu’à évaluer le travail de Barbara, fût-il aussi intéressant que sa belle-mère le prétendait. Il se demandait si son front luisait, si ses sourires ne se transformaient pas en grimaces, si quoi que ce soit trahissait le trouble dans lequel la visite de Myriam le plongeait.
« Je suis impatient de lire tout ça, dit-il. C’est vraiment aimable à vous. »
Quant à croiser son regard, c’était presque impossible. Dehors, le soleil était passé derrière l’horizon, des corbeaux volaient au-dessus des bois.
Elle se leva brusquement. Remercia Marianne pour le café. Il baissa les yeux sur les cahiers. « Je vais lire tout ça, fit-il en les caressant tranquillement. C’est très aimable à vous.